Pourquoi lui ? Elle ne l'a jamais vu qu'en bleu de travail, du cambouis plein les mains et décoiffé, même s'il est paradoxalement toujours parfaitement rasé. Pourquoi lui fait-il cet effet-là ? Son regard assez dur, adouci par de longs cils, lui fait perdre tous ses moyens. Elle pense tellement à ce garçon qu'il en éclipse tous les autres. La semaine dernière, un dieu grec est venu la saluer à la sortie d'un cours de danse. Il était parfait, bien habillé, gentil, élégamment baraqué. Elle ne s'en est même pas rendu compte sur le moment. Il a fallu qu'elle soit rentrée chez elle pour repenser à son sourire idéal et réaliser qu'elle s'était fait draguer.
Juliette s'engage à présent dans la rue du garage. Dernière ligne droite. Elle aperçoit les grands hangars, et bientôt l'enseigne. Elle court vers T.EN…ATIONS. Surtout ne pas penser à ce qui va se jouer. Elle doit à tout prix paraître naturelle. Sa queue-de-cheval balance au rythme de sa foulée longue et régulière, mais son corps court en automatique, car son esprit est ailleurs. Juliette est inquiète. Partout, elle cherche des signes susceptibles de la rassurer. Si la tourterelle posée sur le fil électrique ne s'envole pas à son passage, elle y verra un véritable encouragement et tout se passera bien. Si la voiture qui vient de la doubler tourne à gauche et libère la vue de tout obstacle, alors c'est un signe du destin qui lui ouvre l'horizon.
La tête de Juliette se remplit rapidement de ce genre de considérations, au point qu'elle ne se rend pas compte qu'elle approche plus vite que prévu.
La voiture a tourné à gauche, l'oiseau est resté sur son fil, et il y en a même un second qui est venu roucouler auprès de lui. Les deux volatiles se font des mamours ! C'est plus qu'un signe, c'est un message divin ! C'est gagné ! Juliette et son beau camion vont se marier la semaine prochaine ! Elle voit déjà le blason de leur famille : un vieux pneu avec un tutu. Et le faire-part : « Juliette Franquet et le garagiste ont l'honneur de vous annoncer leur mariage, en grande pompe… à essence. » Qu'est-ce qu'on offre à un garagiste pour son mariage ? Des boulons, du liquide de refroidissement pour la nuit de noces, un cric ? Est-ce qu'il la conduira devant le maire avec son bleu de travail qui lui va si bien ? Au moins, elle peut compter sur les klaxons dans le cortège.
Prise de court, Juliette réalise soudain qu'elle est arrivée. Contrairement aux fois précédentes, sa voiture n'est pas garée dehors. C'est une excellente nouvelle. Le début de son plan se déroule comme prévu. Elle est diaboliquement douée. Ça tombe bien, l'enfer s'ouvre à elle.
En bougeant les lèvres silencieusement, Juliette répète la façon dont elle va s'annoncer en entrant dans l'atelier. Plusieurs options s'offrent à elle : « Coucou, c'est moi ! », trop familier. « Hello, beau gosse ! », trop pouffe. « Kikiviencherchersavroumvroum ? », trop canin.
Elle opte pour un « bonjour ! » à la fois enjoué, sensuel et responsable. Pas évident, mais ça se tente. Elle est prête à se lancer, mais n'a pas à le faire. Sa voiture est perchée sur le pont hydraulique, et l'homme qu'elle cherche est debout en dessous, illuminé par la gerbe d'étincelles de son poste de soudure. Juliette s'immobilise et l'observe. Elle se trouve dans la situation du chasseur qui vient de repérer un superbe animal qui ne l'a pas encore flairé.
L'homme éteint son appareil et relève son masque de protection. Il approche un projecteur portable pour vérifier la qualité de son assemblage. La lampe souligne son profil. Son menton, ses cheveux qui, bien que courts, sont assez en bataille pour trahir la vitalité, ses lèvres… Une nouvelle question s'ajoute à la liste de Juliette : pourquoi est-il si beau dans la lumière ? Elle adorait quand il se contorsionnait pour se glisser sous sa voiture, mais elle se demande si elle ne le préfère pas debout, les bras relevés, dans une attitude que n'aurait pas reniée Atlas dont on aurait remplacé le globe terrestre par une voiture toute cabossée.
Concentré sur sa réparation, le beau mécanicien n'a toujours pas remarqué la présence de la jeune femme. Juliette hésite quant au comportement à adopter. Si elle se manifeste, elle a peur que ce spécimen rare s'envole ou s'enfuie dans les bois. D'un autre côté, que va-t-il penser s'il se rend compte qu'elle le regarde à son insu ? Il va comprendre qu'elle le reluque. La solution consisterait à faire en permanence semblant de venir tout juste d'arriver. Il faudrait qu'elle ait l'air d'avancer sans bouger. C'est sans doute pour ce genre de situation que le moonwalk a été inventé.
Tiraillée entre l'envie de continuer à l'observer impunément et la trouille d'être prise en flagrant délit de rinçage d'œil, Juliette ne sait plus quoi faire. Comme le dit Victor, la voie du milieu est souvent la plus sage. Elle fait donc quelques pas en avant, et finit par le saluer :
— Bonjour !
La voix est plus tremblante qu'enjouée et sensuelle. Encore raté. Surpris, le garçon fait volte-face en se heurtant l'épaule.
— Vous êtes déjà là ?
— Oui, mais ne vous en faites pas, j'ai tout mon temps.
— On n'avait pas dit midi ?
— Si, mais j'ai posé ma matinée. Je me suis dit que j'allais en profiter pour courir un peu.
Il la regarde étrangement, comme s'il ne comprenait pas le sens de l'expression « poser sa matinée pour courir un peu ». À moins que ce ne soit la première fois qu'il voit quelqu'un d'habillé comme ça. Si ça se trouve, il n'a jamais eu l'occasion de s'aventurer hors de son garage. Il est né ici, dans un petit berceau en tôle, avec un bleu de travail pour bébé et un bavoir taillé dans une bavette pare-boue de poids lourd. Sa télé était équipée d'un essuie-glace, ce qui constitue tout de même une première mondiale. Son papa et sa maman étaient toujours en bleu de travail, eux aussi, comme ses grands-parents, sauf que leurs combinaisons étaient plus pâles parce que ça s'éclaircit avec l'âge. Il a grandi en jouant avec des pistons et des joints de culasse dont il faisait des bijoux pour la fête des mères et des lance-pierres pour chasser les rats. N'allez pas croire que son enfance ait été difficile pour autant. Il est aujourd'hui de bonne constitution parce qu'il n'a jamais souffert de malnutrition. Quand il manquait de fer, hop, il bouffait une portière.
Juliette réalise qu'il la fixe bizarrement. Devant l'urgence absolue qui lui commande de ne pas passer pour une cruche, elle arrive tant bien que mal à reprendre le contrôle de ses pensées. S'il ne succombe pas à ses vêtements soigneusement sélectionnés, c'est sans doute à cause du contre-jour dans lequel elle se trouve. Pour mieux se placer dans la lumière et lui permettre d'apprécier le résultat de ses efforts qui méritent au moins un prix à Stockholm, elle commence à se décaler sur le côté, en crabe. Son regard ne la lâche pas pendant qu'elle fait ses pas chassés. Que pense-t-il de son comportement déroutant ? Il va finir par renifler son malaise. Les grands gibiers en sont capables. On raconte qu'ils peuvent sentir la peur d'une huître à des dizaines de mètres. Et la trouille d'une tarte ? Parce que c'est exactement ce que Juliette a l'impression d'être. Cette fois, c'est sûr, il va se barrer dans les bois et ce sera terminé. Parce qu'une tarte ne peut pas courir derrière un grand cerf. Une huître non plus, d'ailleurs. La dernière image qu'elle aura de lui, ce sera ses petites fesses musclées qui sautent par-dessus les buissons. Il y a pire comme souvenir.
— Alors, cette réparation ? arrive-t-elle enfin à dire.
Après un instant de flottement, il répond :
— Encore quelques bosses à aplanir pour positionner un dernier renfort, et tout sera arrangé. Vous savez, c'est bien parce que c'est vous que je le fais, parce qu'en principe, on n'a pas le droit de bricoler les structures d'une voiture comme ça.
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