— Tu ignores un détail, articula Alan sombrement. L'argent est réellement à mon compte. »
Bannister éclata de rire.
« D'accord. Je t'envoie une fourgonnette blindée !
— Ils me l'ont versé ! » s'entêta Alan.
Pour la première fois, Bannister remarqua son visage crispé, son teint pâle.
« Alan…
— Depuis huit jours, je me cassais la tête pour savoir comment payer la pension de Mabel ! J'étais à découvert de 372 dollars ! Tout à l'heure, je me suis rendu à deux succursales de la Burger. J'ai pris 500 dollars dans la première 1 000 dans la seconde. On me les a donnés sans broncher. Alors, gros malin, comment tu expliques ça ?
— Je ne l'explique pas, dit Samuel, pour la bonne raison que c'est impossible. »
Alan exhiba brusquement une liasse de billets :
« Et ça, c'est des haricots ? Je te dis que j'étais à sec ! Je n'ai même pas réglé mon loyer !
— Impossible ! s'entêta Samuel. Ce que tu racontes ne correspond à rien.
— N'empêche que le fric est à ma banque !
— C'est toi qui le dis !
— Il y est !
— Tu es leur client, ils te connaissent… Pour 1 500 dollars, ils ne se sont pas donné la peine de vérifier. Des broutilles ! »
Alan lui brandit rageusement sous le nez l'avis de crédit.
« 1 170 400 dollars, des broutilles ?
— On ne te les a jamais virés, Alan. Je refuse de le croire.
— Je pourrais te tuer ! » gronda Alan.
Bannister eut un sourire faux jeton.
« Après tout, tu as peut-être raison… A ta place, je retournerais à la Burger et je me ferais payer 20 000 dollars. S'ils te les lâchent, je me mettrai à croire aux miracles… Tu as vu l'heure ? »
Il se leva, fit tomber sa chaise, tourna les talons, s'immobilisa. S'appuyant des deux mains sur la table, il regarda Alan bien en face et prononça d'une voix changée :
« La tête sur le billot, Alan, ton histoire est bidon. Je voudrais que tu me dises une chose. Puisque tu le sais aussi, pourquoi tout ce cinéma ? »
Alan grimaça une moue de désarroi enfantine. Il se mordilla les lèvres.
« Franchement, Sammy, je me le demande. »
Il leva la tête et jeta d'un air buté :
« Je n'en sais foutre rien mais je vais le faire quand même ! »
S'aidant de ses orteils, Marina envoya valser ses sandales. Elle avait fait le trajet à pied entre l'atelier de Harry et l'appartement d'Alan. Elle était en nage et décolla d'un revers de main les cheveux que la transpiration avait collés à son front. Tout en traversant la pièce, elle posa ses clefs dans un cendrier, jeta son sac sur le fauteuil, ôta sa blouse, dégrafa son jean mais dut marquer une pause pour le faire glisser le long de ses jambes tant il était serré. Elle fut nue. Première étape, la cuisine. Elle ouvrit la porte du réfrigérateur, eut un sourire attendri en voyant les deux bouteilles de lait. Alan détestait le lait. Malgré son départ, il avait eu l'attention de penser à elle. Elle décapsula une bouteille, but au goulot avec avidité. Elle retourna dans le living, ouvrit son sac et en tira le chapeau de paille d'où s'échappa la paire de gants de chevreau noirs. La chaleur était trop accablante pour mettre les gants. Elle jucha le chapeau sur sa tête, ouvrit la fenêtre : l'air de l'extérieur était encore plus brûlant. Elle passa dans la salle de bain, supputant l'instant où l'eau froide allait gicler sur son corps. Elle ouvrit le robinet : rien. Elle se rendit dans la cuisine, procéda à la même opération au-dessus de l'évier : toujours rien. Elle quitta son chapeau, ramassa ses gants, roula le tout en boule dans son sac, enfila son jean, remit son corsage, chaussa ses sandales, reprit ses clefs dans le cendrier. Elle aimait bien Alan, mais sa passion pour lui n'allait pas jusqu'à se priver d'une douche lorsqu'elle en avait envie. Elle se demanda chez qui poser provisoirement ses pénates. Elle réfléchit quelques secondes, consulta son carnet d'adresse, décrocha le téléphone et composa un numéro.
Arnold Hackett se prélassait en robe de chambre de soie mauve sur un divan bas, dans l'appartement de Poppie dont il payait le loyer depuis bientôt deux ans. Il réglait aussi d'autres factures pour Poppie. A commencer par les coûteuses études universitaires de son frère Peter, qui voulait être architecte. Sans parler des 2 000 dollars qu'il lui allouait pour ses frais chaque mois. Il songea avec une indulgence amusée que Poppie était toujours à court d'argent. Elle le grondait parfois de ne pas venir plus souvent la voir. Arnold en était attendri, mais les affaires lui laissaient peu de temps.
En aurait-il eu davantage qu'il n'aurait pas multiplié ses visites. Cinq ans plus tôt, il avait eu une légère alerte cardiaque. Les plus grands professeurs consultés lui avaient vivement conseillé de se ménager. « Et l'amour ? » avait-il demandé. « Si vous n'abusez pas. »
Fort de ce viatique, il lui arrivait, une ou deux fois par mois, de se détendre avec des call girls dont ses pairs, avec des mimiques gourmandes, se repassaient les numéros de téléphone. Avec Poppie, c'était différent, parce que Poppie l'aimait. C'était une enfant délicate, de vingt-deux ans à peine — à quelques mois près, l'âge de Gertrud, sa propre fille. Mais Poppie, contrairement à Gertrud, avait les pieds sur terre. Au lieu de mépriser l'argent et de gâcher sa vie du côté de San Francisco avec des exaltés, elle faisait de très sérieuses études de danse dans un studio réputé de la 6 eAvenue. Elle avait une autre qualité aux yeux d'Arnold : elle l'aimait précisément pour ce qui aurait plutôt eu tendance à l'inquiéter : ses soixante et onze ans. Elle détestait les jeunes gens, les trouvait fades, sans charme, dépourvus de personnalité, insignifiants.
« Si tu savais comme je m'ennuie avec ces morveux !… » Quand elle prononçait cette phrase délicieuse avec une expression de mépris, Arnold se rengorgeait, lui caressait affectueusement les cheveux et s'épanouissait d'aise devant les certitudes que confère une certaine maturité à l'homme arrivé. Certes, il n'avait jamais été beau, mais sa vie durant, les femmes lui avaient parlé de « cette petite flamme gaie qui brillait dans ses yeux ». Toutes, sauf la sienne, Victoria.
Pour Arnold, les affaires marchaient toutes seules. L'humanité était bronchiteuse, asthmatique, couverte de cloques, infectée de bobos. Ses chimistes inventaient les produits pharmaceutiques pour la soulager, Arnold encaissait les bénéfices, le monde tournait rond. En quarante années d'efforts, il avait réussi à faire de la Hackett Chemical l'une des plus florissantes entreprises américaines : soixante mille employés répartis en de multiples filiales dont certaines se ramifiaient en Europe, un chiffre d'affaires de 459 millions de dollars le situant, dans la liste des principales sociétés, entre Sterling Drug (460) et Richardson Merell (457). Certes, il était loin encore du milliard de dollars annuel de Hoffmann-Laroche, mais il avait sur ses concurrents l'avantage de contrôler sa firme en totalité. Seul point noir de cette existence réussie, Victoria et lui n'avaient pas eu d'enfant mâle à qui transmettre le flambeau Hackett. Arnold considérait quelquefois le corps gracile et souple de Poppie et se prenait à rêver d'une progéniture secrète qui prolongerait sa propre vie. Etait-il bien raisonnable d'être père à son âge ?
Il fit coulisser le grand miroir d'une armoire murale et décida tout en bombant le torse, de se regarder sans indulgence. Sa robe de chambre s'étala mollement à ses pieds mais il hésita à ôter son caleçon à rayures vertes tandis qu'il cherchait dans son regard la fameuse « petite flamme gaie ». Il plissa les paupières, fronça les sourcils, cligna de l'œil : il la vit, brillante, ironique, amusée. Évidemment, le reste était moins flatteur. Quelqu'un ignorant son identité n'aurait vu dans l'image sans complaisance que lui renvoyait la glace, qu'un petit homme chauve et bedonnant, aux jambes grêles, au système pileux trop développé — il avait mis une équipe de chercheurs sur ce problème inversé, la suppression définitive des poils corporels, la repousse des cheveux sur la boîte crânienne. Il actionna deux miroirs latéraux qui lui donnèrent de lui-même une vue de profil à peine plus consolante. Une silhouette piriforme renflée vers le bas du ventre, supportée par deux allumettes velues.
Читать дальше