« Mais je suis pressé, mademoiselle », insista Bannister. Il tendit ses formulaires à signer sur le rebord du guichet. La brune n'eut pas l'air de l'entendre, ni de le voir. Aux soubresauts de ses épaules, Samuel comprenait qu'elle était occupée à une mystérieuse besogne dont le sens lui échappait. Il tapa du poing :
« J'ai un avion à prendre ! Tout ce que je vous demande, c'est un coup de tampon… C'est très important ! »
La brune lui adressa un regard glauque déformé par l'épaisseur du verre de ses Lunettes à la lourde monture d'écaille. Sans que ralentissent les tressautements de ses épaules, elle prononça d'une voix trouble :
« Je suis occupée.
— Par quoi ? protesta Bannister obsédé par la peur de rater son vol.
— Vous voyez bien que je me branle, dit la brune. Tenez, passez votre tête, regardez vous-même… »
Samuel se pencha et s'engagea dans le guichet jusqu'au niveau des épaules. Elle était assise sur trois annuaires de téléphone l'un sur l'autre, la main droite collée à son clitoris, jambes écartées, toison pubienne couleur d'encre se prolongeant en volutes souples au-delà du pli des cuisses, grimpant à l'assaut du nombril à demi masqué par la ceinture retenant ses bas chair.
« Qu'est-ce que vous en dites ? » lui demanda-t-elle sans ralentir son mouvement.
Samuel la contempla, les yeux exorbités, le visage en feu.
« Touchez, dit-elle, allez-y… C'est du vrai ! Mettez votre main !
— Je peux ? hésita Bannister. Je peux vraiment ?
— Mais oui, ballot, tiens, regarde… Mets tes doigts… »
Samuel enfonça ses doigts raidis où la brune le priait de le faire…
« Espèce de cochon ! » rugit Christel.
Egaré, Samuel s'éveilla complètement. Il était pratiquement enroulé autour du corps mafflu de son épouse, la main fourrageant entre ses cuisses, dans le décor familier et monotone de leur chambre à coucher conjugale. Ils étaient mariés depuis vingt-six ans, avaient trois grands enfants dont l'aîné, Henry, était à l'université. Depuis des lustres, les rapports sexuels étaient exclus de leur existence. La dernière fois, quatre ou cinq ans plus tôt, Christel, bien que consentante, avait interrompu l'acte en son plein déroulement, sous prétexte qu'elle trouvait obscène et ridicule que des gens de leur âge se livrent au simulacre de la fornication. Ses enfants élevés, elle avait reporté ses pulsions sur l'église presbytérienne de son quartier, dont elle était l'un des membres éminents les plus assidus. Samuel se l'était tenu pour dit. Mais parfois, il rêvait…
« J'ai dû faire un cauchemar, s'excusa-t-il, pourpre de honte.
— Répugnant ! Répugnant !… »
Elle se leva d'un coup de reins, l'air courroucé. Une vieille chemise de nuit en pilou collait à ses formes éléphantesques. Samuel se détourna pour ne pas la voir s'éloigner. Furtivement, il referma les yeux pour tenter de rentrer à nouveau dans son songe perdu. Mais il ne revit pas la brune. Elle était quelque part, au pays des rêves, se caressant derrière son guichet au lieu d'estampiller une fiche de voyage qui lui aurait permis de partir Dieu sait où…
Le téléphoné sonna deux fois. Christel apparut dans l'embrasure de la porte, hideuse à voir avec ses couettes ridicules, couleur filasse, la tête vissée sur le corps trop lourd, sans aucun espace pour le cou entre le menton et la saignée des épaules.
« Alan Pope. »
Elle tourna les talons avec la raideur d'une reine outragée. Samuel sauta du lit. Il arpenta pieds nus le corridor où flottait une odeur de pain grillé et de café fraîchement moulu. Dans le vestibule, il s'empara de l'appareil décroché.
« Alan ?
— Il faut que je te voie, Sammy !
— Maintenant ?
— Tout de suite.
— Mais c'est impossible ! gémit Bannister. Je suis déjà à la bourre !
— Quand ?
— Veux-tu qu'on déjeune au Romano's ?
— Non, trop de monde. Rejoins-moi au grill du Pierre. O.K. ?
— Alan ! Dis-moi au moins… »
La communication fut coupée.
« Qu'est-ce qu'il veut ? cria Christel de la cuisine.
— Je ne sais pas.
— Il te dérange bien chez toi pour quelque chose ? »
Samuel s'assit sur un tabouret.
« Il veut me voir. »
Christel enfourna deux nouvelles tranches de pain dans le toaster et maugréa :
« Pas un type pour toi, Pope. Divorcé, paresseux, coureur…
— C'est un ami épatant, dit Bannister. Il est dans une sale passe. On vient de le mettre à la porte. »
Pensivement, il trempa un toast beurré dans son bol de café.
A trois reprises, Alan était passé devant la banque sans oser en franchir le porche. Dès l'ouverture du grillage d'acier condamnant l'accès aux doubles portes de verre, il avait été témoin d'une activité qu'il n'aurait pas soupçonnée à une heure aussi matinale. En dix minutes à peine, une vingtaine de clients étaient entrés et ressortis. D'autres arrivaient. D'une démarche mal assurée, il leur emboîta le pas et escalada les deux marches conduisant au temple.
La Burger était une banque de crédit qui avait pour vocation d'alimenter en liquidités les grosses firmes internationales. General Motors avait un compte à la Burger, les Produits Alimentaires Généraux, I.T.T., les Chantiers navals, la National Steel de Détroit, la Hackett Chemical, La Lloyd's, et de nombreuses multinationales européennes. Point commun de toutes ces compagnies : cinquante mille employés au minimum, et un chiffre d'affaires annuel pouvant rivaliser avec le budget global d'un gouvernement.
Dans un louable souci de démagogie, la Burger s'était toutefois résignée à tolérer en son sein un département de clientèle privée dont Alan, en sa qualité de cadre de la Hackett, avait réussi à forcer les portes.
Il se remémora le montant exact de son découvert — 327 dollars — et bravement, la main tremblante, remplit à son ordre un chèque de 500 dollars. Le caissier le regarda avec une indifférence cordiale.
« Des billets de 100, monsieur Pope ? »
Alan dut se contenter de hocher la tête affirmativement : l'émotion lui coupait la parole.
Il fourra précipitamment les billets dans sa poche et regagna la sortie sans être inquiété.
Dès qu'il fut à l'air libre, il se retint pour ne pas courir. Il tourna le coin du bloc, s'appuya de tout son poids contre une façade et souffla. Il traversa la rue, entra dans un pub, s'affala sur un tabouret. A contrecœur, le barman abandonna son journal de courses.
« Si on les écoutait, on ne toucherait que des gagnants. Toute ma paie y passe ! Je vous sers ?
— Un double, dit Alan.
— Avec de la glace ?
— Sec, sans glace et pas double. Triple. »
Le barman consulta sa montre avec désapprobation.
Il était 9 h 12. En général, même ses clients les plus imbibés ne venaient jamais faire le plein avant midi.
« Oliver Murray vous demande depuis dix minutes ! »
Une eau glacée coula dans les veines de Bannister.
« Qu'est-ce qu'il me veut ? »
Patsy eut une moue dubitative.
« Je nage dans le dossier du fluor. Quelle barbe ! Il est 9 h 20, vous devriez peut-être y aller ? »
Mentalement, Samuel totalisa le montant de ses indemnités tout en faisant le tour des relations susceptibles de le recaser dans une autre boîte. Dans le couloir, il s'épongea le front, resserra le nœud de sa cravate, rasa les murs et monta lourdement l'escalier de service menant à l'étage noble.
Devant le bureau de Murray, il faillit faire volte-face, s'en abstint, frappa deux coups légers et poussa la porte. Murray regarda immédiatement la pendule qui marquait 9 h 22.
« Désolé, s'excusa Bannister, j'ai été retardé. Comment allez-vous ? »
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