« Tu es beau », dit Poppie.
Elle se tenait debout dans l'embrasure de la porte de la salle d'eau et le contemplait. Elle avait une serviette autour des reins. Ses petits seins ronds formaient un angle de quatre-vingt-dix degrés avec la verticale de sa cage thoracique.
« Tu me vois avec les yeux de l'amour, protesta Arnold dans un moment de lucidité.
— J'aime ton corps, affirma-t-elle. Le corps d'un homme. »
Elle s'approcha de lui, colla son ventre contre le sien et nicha la tête dans le creux de ses épaules. Arnold lui passa un bras autour du cou, grisé par l'odeur saine de ses cheveux, l'odeur de la jeunesse.
« Viens », dit-elle, en l'entraînant sur le lit.
Il se demanda comment échapper à ce flux de tendresse exigeante. La séance qui s'était déroulée une demi-heure plus tôt l'avait comblé pour les deux ou trois semaines à venir. L'épuisement momentané dû à sa performance l'avait tracassé un instant, mais il avait été récompensé de sa fougue par une de ces phrases merveilleuses dont Poppie avait le secret : « Tu me tues… » Prononcée sur un ton bas et rauque, avec des inflexions chaudes et quelque chose de rêveur, de soumis.
« Arrête, Poppie, arrête… Pas maintenant… Je préside un conseil dans une heure. »
Elle gratta doucement son crâne poli du bout de ses ongles.
« Tu me rends dingue… ne pars pas demain !
— On m'attend là-bas, c'est impossible. Accompagne-moi ?… »
Les yeux de Poppie s'embuèrent.
« Je ne peux pas laisser mon frère seul à New York. »
Il lui baisa le bout des pieds, se dégagea, composa un numéro de téléphone.
« La Hackett ?
— Hackett Chemical, j'écoute… »
Son propre nom, répercuté par la standardiste, lui procura le petit pincement d'orgueil dont quarante années de pouvoir ne l'avaient pas lassé.
Les ongles de Poppie s'attardèrent savamment sur sa nuque.
« Passez-moi Murray. »
Bruits divers dans l'appareil. Une secrétaire.
« Oui ?
— Murray !
— De la part ?
— Hackett !
— Je vais voir si M. Murray peut vous prendre. »
Arnold devint pourpre de fureur.
« Je vous dis que je suis Hackett lui-même ! Arnold Hackett, vous m'avez compris ?
— Ne quittez pas, monsieur Hackett, je vous le passe immédiatement ! »
Poppie lui saisit sa main et lui mordilla le bout des doigts. Arnold lui promena son index dans la bouche en un mouvement de va-et-vient.
« Murray ?…
— Monsieur Hackett !
— Comment ça va, Murray ? »
Il retira sa main de la bouche de Poppie, masqua de sa paume le bas de l'appareil et lui glissa :
« Bête, méchant, détesté, très efficace ! Il leur flanque la trouille ! Chef du personnel administratif département New York… »
Poppie le dévora du regard avec dévotion.
« Alors, Murray, les têtes tombent ?
— Certainement, monsieur Hackett ! »
Arnold était d'humeur légère. Il lança une boutade innocente.
« A quand la vôtre, Murray ? »
Long silence au bout du fil.
« Eh bien, Murray, vous voyez bien que je plaisante ! Où en êtes-vous ?
— J'ai établi une première liste de quarante personnes, monsieur Hackett !
— Ça ne suffit pas. Je veux que ça bouge ! Je veux des gens bourrés d'idées, d'enthousiasme… Je veux de la jeunesse !… Quel âge avez-vous, Murray ? »
Arnold rit sous cape et murmura à l'oreille de Poppie :
« Rien de tel qu'un climat d'insécurité pour améliorer le rendement ! »
Il reprit sa voix de commandement.
« Alors, Murray ?
— Cinquante-deux ans, monsieur Hackett. »
Arnold s'offrit à son tour l'anodin plaisir d'un silence prolongé.
« Évidemment… Ça ne fait rien, Murray ! Les gens indispensables n'ont pas d'âge ! Quel est le climat ?
— Plutôt agressif.
— Vous le tolérez ? Saquez-moi les meneurs ! Je vous couvre !
— Il s'agit surtout des anciens. Vingt ans de maison, la tête leur tourne, ils se croient intouchables.
— Un nom, Murray !
— Il y en a plusieurs.
— Un seul… ?
— Bannister.
— Qu'est-ce qu'il fait chez nous ?
— Branche contentieux, chef de service.
— Dehors !
— A vos ordres, monsieur Hackett.
— Pas de canards boiteux à la Hackett ! Cinquante têtes Murray, c'est compris ? Soyez sans pitié ! »
Il raccrocha sèchement, pouffa de rire et considéra Poppie paternellement.
« Je sais que j'ai blessé ta sensibilité. Mais si je n'en virais pas une centaine de temps en temps, les autres ne se sentiraient plus dirigés. »
Alan se fit déposer dans la 6 eAvenue, régla son taxi, s'enfonça dans la chaleur et dans la foule et s'engouffra avec autorité dans la succursale n° 11 de la Burger.
Le défi de Bannister chassait momentanément la peur abjecte qui l'avait submergé lors de ses deux précédentes tentatives. Il s'arrêta devant le premier guichet venu, sortit son chéquier et inscrivit à son ordre la somme de 20 000 dollars. Il adressa au caissier un sourire teinté d'insolence, parapha le chèque et le lui tendit.
L'action qu'il commettait lui ressemblait si peu que perdu pour perdu, elle reléguait au second plan la terreur qu'elle lui inspirait. Par un curieux phénomène de dédoublement, il devenait spectateur de lui-même, fasciné par l'accomplissement de son acte irréversible au point d'en oublier qu'il en était non seulement le rêveur et le rêvé, mais l'acteur principal.
« Souhaitez-vous toucher cette somme en espèce, monsieur Pope ?
— Naturellement. »
Le caissier eut une expression soucieuse.
« Pouvez-vous m'attendre un instant ? Je dois me rendre au coffre. »
Il quitta le rond de cuir où le vissaient huit heures de présence quotidienne derrière son guichet. Bien entendu, il allait donner l'alerte. Alan ne ressortirait plus de la banque que pour entrer en prison. Il alluma calmement une cigarette. A quoi bon s'enfuir ? Les dés étaient jetés. Il perçut de nouveau la présence du caissier à son poste, vit simultanément les deux flics l'encadrer et entendit un inconnu en complet gris lui dire à voix basse mais distincte :
« Je suis Abel Scott, sous-directeur de l'agence. Puis-je vous suggérer d'avoir l'obligeance de suivre ces messieurs ? »
Alan tendit docilement ses poignets pour qu'on lui passe les menottes.
« La somme que vous prélevez est importante, monsieur Pope. Ils vont vous escorter jusqu'à votre voiture.
— Nous avons eu une agression cette semaine, renchérit aimablement le plus grand des deux flics. Il vaut mieux être prudent. »
Alan constata avec gêne qu'il avait instinctivement gardé les bras tendus. Pour justifier ce geste qui se prolongeait dangereusement, il se frotta les mains avec embarras, les ramena le long de ses jambes et se racla la gorge.
« Non merci, c'est tout à fait inutile. »
Abel Scott lui lança un regard peiné, mais s'inclina. Le caissier déposa sur le comptoir une grosse enveloppe de papier beige.
« Voulez-vous que nous recomptions, monsieur Pope ?
— Allons-y », s'entendit dire Alan.
Sous l'œil hypnotisé des flics, les doigts courtauds du caissier volèrent sur les liasses à une vitesse météorique.
« Au revoir, monsieur Pope, dit Abel Scott. J'aurai grand plaisir à vous recevoir personnellement si vous repassez chez nous. »
Alan marmonna une vague approbation, saisit négligemment l'enveloppe gonflée de dollars et se dirigea vers la sortie avec nonchalance. La rue le happa. Il dut marcher une centaine de mètres avant de rencontrer un bar. Il y entra, se précipita dans les toilettes et vomit.
« Enfin, Alan !… Qu'est-ce que je vais raconter à Christel ? »
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