Samuel lorgna Patsy à la dérobée. Elle se détourna vivement, prit un air absorbé et feignit de gribouiller quelque chose sur son bloc. En fait, elle écoutait de toutes ses oreilles. Samuel masqua sa bouche dans le creux de sa main :
« Où ça ?… Comment ça s'appelle ? Attends, j'écris… » Il nota une adresse.
« Répète le numéro… D'accord, j'y serai. »
Alan ne lui avait donné aucune précision mais exigeait de le voir au dîner. Sa voix était curieuse, atonale.
Le rendez-vous n'arrangeait pas Samuel. Les rares fois où s'y prenant quinze jours à l'avance, il avait passé la soirée hors du foyer conjugal, Christel s'était livrée à une véritable enquête afin de vérifier si les alibis professionnels de son mari tenaient debout. Comment lui annoncer la nouvelle ?
« Monsieur…
— Patsy ?
— Excusez-moi, monsieur, mais je voudrais vous poser une question qui ne me regarde pas… Enfin, elle me regarde un peu… Je veux dire que ce n'est pas mon affaire…
— Murray m'attend, dit Bannister.
— Je sais, monsieur, mais voilà… Les gens sont nerveux dans la maison… Il y a des rumeurs…
— Quelles rumeurs ?
— On parle d'une énorme charrette… »
Bannister haussa les épaules.
« S'il fallait accréditer tous les ragots de couloir… Vous êtes dans la boîte depuis assez longtemps pour savoir qu'on raconte n'importe quoi !
— Certes, monsieur, mais il n'y a jamais eu de fumée sans feu.
— Vous savez ce que c'est en période de vacances. Les gens s'inquiètent.
— A propos d'Alan Pope, on raconte…
— Quoi donc, Patsy ?
— On dit qu'il est licencié.
— Allons donc ! hennit Samuel pris au dépourvu, ne sachant s'il devait délivrer à l'instant même une vérité que tout le monde connaîtrait sous peu. Où en êtes-vous avec le fluor ?
— Je patauge.
— Tachez d'avancer, je monte. »
Le déroulement de ce qui suivit fut très bref.
« Entrez, Bannister, dit Murray. J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. »
Samuel se contracta. Pour Murray, les seules bonnes nouvelles étaient l'annonce de la mort des autres.
« Nous sommes aujourd'hui le 23 juillet, Bannister.
J'ai le plaisir de vous apprendre que le 31 décembre, vous toucherez 28 472 dollars. »
Comme Samuel le regardait avec des yeux ronds, il ajouta :
« A partir du 1 erjanvier, vous êtes mis à la retraite d'office. »
La jeune femme traversa le bar d'un pas léger. Arrivée devant la salle de billard, elle se heurta à un garçon qui en sortait.
« Hello, John…
— Hello, Poppie !
— Il est là ?
— Ils sont en train de le plumer. »
Elle lui adressa un sourire et pénétra dans la pièce enfumée. Prisonniers d'une violente flaque de lumière illuminant le tapis vert du billard, une dizaine d'hommes observaient un costaud en tee-shirt s'apprêtant à jouer un coup impossible. Poppie fit deux pas en avant.
« Peter !… »
Le costaud se retourna et lui jeta un regard meurtrier.
« Alors, tu joues ? s'impatienta Maxie. Il dévisagea Poppie sans aménité et ajouta à voix haute : C'est un billard, ici, pas un salon de thé.
— Excuse-moi, Peter… » bredouilla Poppie.
Plusieurs témoins ricanèrent d'un air goguenard.
« Fiche le camp ! » cracha Peter sans desserrer les lèvres.
Poppie approuva vigoureusement de la tête.
« Je t'attends à côté. »
Peter se plia en deux au-dessus du tapis, ajusta sa queue dans sa main droite et demeura rigoureusement immobile pendant plusieurs secondes. Silence total. La boule rouge fusa…
« Tu me dois 800 dollars », dit Maxie.
Peter le tira à l'écart.
« Tu m'accordes dix minutes ? Je dois d'abord régler une affaire et je te paie. »
Maxie lui jeta un regard inquisiteur.
« D'accord. Dix minutes. »
Peter sortit de la salle, et vit Poppie juchée sur un tabouret du bar.
« Tu m'as fait perdre !
— Gros ?
— 1 500 dollars. John, un double. »
Poppie lui posa timidement la main sur le bras. Il garda les yeux rivés sur les étagères aux bouteilles multicolores comme s'il n'avait rien senti.
« Tu m'en veux ?
— Pas du tout, je te félicite, bravo… » lui dit-il sans la regarder.
Dès qu'elle était en sa présence, elle redevenait une petite fille de dix ans. La beauté de Peter lui enlevait tous ses moyens.
« Peter…
— Oh ! la ferme. »
Elle admira ses longues mains nerveuses, la finesse de son nez, la découpe de ses larges épaules musclées moulées dans le tee-shirt blanc.
« J'ai été retardée, Peter. Arnold est arrivé chez moi…
— La vieille Hackett !… ironisa-t-il sur un ton sarcastique.
— Je crois que je peux t'aider, Peter… »
De nouveau, elle allongea la main et lui pétrit le bras. Il contracta automatiquement son biceps mais la laissa faire.
« Tu lui as tiré quelque chose, à ce radin ?
— Un peu.
— Combien ?
— Deux mille.
— Donne ! »
Elle lui glissa un rouleau de billets qu'il fit disparaître dans sa poche en s'esclaffant.
« Je comprendrai jamais qu'un type aussi con puisse être aussi riche ! Passe encore qu'il me croie architecte, mais qu'il te prenne pour ma sœur !… Ma sœur !… Comme si je pouvais baiser ma sœur !… »
Victoria méritait bien peu son nom. Longue, douce, blonde, vaincue, la peau aussi blanche que du papier, sourcils et cils assortis : parfaitement fade. Pasteurisée. Elle était déjà transparente quand Arnold l'avait connue. Après trente-sept ans de mariage, il ne la voyait pour ainsi dire plus. Fille unique d'un défunt pharmacien aisé, elle errait désormais, fantomatique et blanchâtre, dans leur immense appartement de Park Avenue, abreuvée de somnifères, entourée de ses pékinois et de ses domestiques.
« Tu es contente de partir ? » interrogea Arnold.
Elle le regarda comme s'il s'était exprimé dans une langue étrangère.
« Pardon ?
— Je te demande si tu es contente de partir ?
— Oh ! oui, Arnold, oui…
— Richard a prévenue Gohelan de notre arrivée ?
— C'est fait.
— Nous avons notre suite habituelle ?
— Le grand salon, la terrasse et les deux chambres d'angle du deuxième étage.
— Richard a-t-il demandé à Gohelan de changer la couleur de la tapisserie ?
— Je ne sais pas.
— Il fait beau ?
— Très beau.
— Excellent.
— Gohelan a dit à Richard que Korsky était déjà à pied d'œuvre. Il t'attend avec impatience.
— Qui ça ?
— Korsky. La personne avec qui tu joues au back-gammon.
Cette vieille crapule n'aura pas un sou de moi cette année ! Je me remets au tennis ! »
Victoria le considéra avec une expression inquiète. Il répondit à la question qu'elle ne posait pas :
« J'ai un cœur parfait ! Comment est la mer ?
— Vingt-cinq degrés.
— Nous avons nos billets ?
— Je te les ai glissés dans ton portefeuille cet après-midi avant que tu partes. »
Arnold Hackett se tâta machinalement : ses poches étaient vides. Il regarda Victoria. Elle ne faisait plus attention à lui. Diluée de nouveau dans ses nuages, elle jouait avec Tristan, son pékinois favori. Arnold eut brusquement la certitude que son portefeuille ne pouvait être que chez Poppie. Une bouffée de chaleur l'envahit au souvenir de sa récente prouesse sexuelle.
« Victoria ?
— Arnold ?
— J'ai dû oublier mon portefeuille au bureau.
— Dis à Richard d'aller le chercher.
— Non, non, j'y vais moi-même ! Il ne saurait pas où le trouver. »
Il décrocha l'interphone et ordonna à son chauffeur-majordome d'amener la Cadillac devant la porte. Avec un peu de chance, Poppie ne serait pas chez son frère. Il pourrait la prendre dans ses bras encore une fois.
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