Fischmayer s'était déplié pour l'écraser du haut de ses deux mètres.
« Vlinsky, vous dites des conneries ! Voulez-vous que je demande au service des coffres de nous monter ici même et en liquide le dépôt de notre client ?
— Ce n'est pas nécessaire, monsieur.
— Vous me croyez sur parole ?
— Certainement, monsieur.
— Merci, Vlinsky ! »
Le dernier mot, jeté comme un crachat à la face d'Oscar par celui qui était l'un des trois fondés de pouvoir de la Burger. Fischmayer pointa sur lui un index menaçant épais comme une saucisse :
« Si des erreurs pareilles devaient se renouveler, je vous fous dehors, Vlinsky ! A la Burger, le client est sacré ! »
Vlinsky aurait dû se retirer sur la pointe des pieds et rentrer dans son bureau pour s'y terrer. Par malchance, lui revint en mémoire le mot de Galilée qui avait failli perdre la vie pour avoir raison contre tous. Malgré lui, tête baissée, il lâcha distraitement mezza voce :
« Et pourtant, elle tourne…
— Pardon ? rugit Fischmayer.
— Vous avez mille fois raison, monsieur. Mais je suis tout de même formel sur un point…
— Vous vous permettez d'être formel ?
— Sur un point seulement, monsieur. Au moment où j'ai signalé à notre service contentieux le découvert de notre client… tout à fait minime, j'en conviens… »
Il était trop tard pour faire machine arrière malgré l'œil terrible de Fischmayer. Oscar avala péniblement sa salive.
« Eh bien, monsieur, le découvert était réel.
— Qu'est-ce que vous racontez ! J'ai la fiche de M. Pope ! Son compte est créditeur de plus d'un million de dollars ! Vous êtes fou ? Vous voulez qu'il apporte ses fonds à la concurrence ? Réservez-lui désormais le traitement hors série, vous m'entendez !… Hors série ! Bonsoir, Vlinsky ! »
Oscar se retrouva dans le couloir, en plein désarroi. Il était certain que son ordinateur n'avait commis aucune erreur. Par ailleurs, Abel Fischmayer était infaillible. Dans ces conditions, à qui se fier ?
A peu près au même moment, Samuel Bannister consulta sa montre : neuf heures du matin. Il jeta un coup d'œil à la dérobée sur Patsy qui se faisait les ongles tout en feignant d'être absorbée par le dossier du fluor. Samuel eut une violente quinte de toux. Patsy camoufla sa lime sous un dossier.
« Voulez-vous de l'eau, monsieur ? »
Le visage cramoisi, Samuel toussa de plus belle.
« Je ne suis pas dans mon assiette, Patsy… La gorge, un peu de fièvre… Allez jusqu'à la pharmacie, vous me rapporterez des pastilles… »
Elle était déjà debout.
« Quelle marque ?
— Demandez au pharmacien, il doit savoir ça mieux que moi… »
Sitôt qu'elle eut quitté la pièce, il passa derrière son bureau, décrocha le téléphone et composa le numéro privé d'Arnold Hackett. Il s'était ravagé une partie de la nuit à se demander comment l'obtenir. C'était tout bête, il lui avait suffi de consulter l'annuaire. Il entendit qu'on décrochait et malgré lui, rectifia la position.
« Monsieur Hackett, je vous prie…
— Qui est à l'appareil ?
— Oliver Murray, responsable du service du personnel de la Hackett.
— Monsieur n'est pas là.
— Savez-vous où je peux joindre M. Hackett ?
— Je ne pense pas que Monsieur souhaite être joint. Madame et Monsieur viennent de partir en voyage d'agrément à l'étranger.
— Permettez-moi d'insister. M. Hackett m'a personnellement prié d'entrer en contact avec lui pour une question de la plus haute importance. Je crois que M. Hackett vous sera reconnaissant de m'indiquer son lieu de résidence.
— Hôtel Majestic, Cannes, France.
— Je vous remercie, dit poliment Samuel. Je trouve parfaitement dégueulasse qu'Arnold se dore le cul au soleil pendant que je trime comme un con à New York. Au revoir, monsieur. »
Tremblant d'excitation contenue, il forma un nouveau numéro.
« Alan, je sais où est l'ennemi ! Tu pars demain !
— Où ?
— En France ! Hôtel Majestic, Cannes ! »
Il coupa la communication du bout du doigt et demanda les renseignements internationaux.
« Pouvez-vous me donner le numéro de l'hôtel Majestic à Cannes ?… Oui… Oui… En France… Je reste en ligne… »
A plat ventre sur la moquette, Alan relut le papier sur lequel Samuel avait noté ce qu'il aurait à faire dans la journée. Il était un peu plus de neuf heures du matin. Malgré la chaleur accablante, New York bourdonnait déjà du travail de ses milliers d'esclaves. Ne pas penser, ne pas craquer, agir… Il appela l'agent de change.
« Arthur Dealy ?… Je m'appelle Pope. Alan Pope. Je voudrais acheter de l'or. Pouvez-vous me donner les cours d'ouverture ?
— Quotation à 180 dollars l'once, monsieur Pope. Quelle somme désirez-vous consacrer ?
— 200 000 dollars.
— Parfait. 200 000. Par quel moyen souhaitez-vous effectuer le règlement ?
— Par chèque à mon nom tiré sur la Burger Trust. Vous aurez le chèque en main propre dans une heure.
— Voulez-vous que je vous envoie un coursier ?
— Inutile, merci. Je suis de passage à New York.
— A quel hôtel êtes-vous descendu, monsieur Pope ?
— Je suis chez des amis. Voulez-vous prendre mon numéro ?
— Certainement, monsieur Pope.
— 399.07.33.
— C'est noté. Puis-je me permettre de vous rappeler dans cinq minutes ? On me demande. A tout de suite. »
La communication fut coupée. Alan secoua la tête. Naturellement, Dealy allait mettre à profit le délai demandé pour vérifier si son compte était approvisionné. Malgré les preuves accumulées, lui-même n'arrivait toujours pas à y croire. Il enfila une chemise propre, se glissa dans un pantalon. Il trouva ridicule de mettre une cravate par cette fournaise, mais Samuel avait été formel. Il la noua. Sonnerie du téléphone.
« Excusez-moi, monsieur Pope. Le patron me demandait. Je vous attends donc dans une heure pour passer votre ordre. Vous connaissez l'adresse ?
— Je la connais. »
Il passa une veste légère, convaincu cette fois qu'il était momentanément un homme fortuné. Des yeux, il fit le tour de l'appartement, glissa le papier de Samuel dans sa poche et sortit. Il arriva à l'American Express vingt minutes plus tard.
« Département étranger ? »
Les bureaux étaient encombrés par une foule incroyable. Aux guichets de paiements en liquide, on faisait la queue.
« Mademoiselle, je pars demain en France, sur la Côte d'Azur. Pouvez-vous me procurer une voiture pour mon arrivée ?
— Difficile, déclara la préposée avec indifférence. Nous sommes pris d'assaut. Quelle marque ?
— Rolls Corniche et un chauffeur. »
Elle le dévisagea avec intérêt.
« Je vais voir… »
Elle s'affaira au téléphone. Alan alluma une cigarette.
« Vous avez de la chance, il nous reste un véhicule de ce modèle. 250 dollars par jour. L'assurance est comprise.
— Et le chauffeur ? demanda Alan en faisant un effort pour déglutir.
— Aussi. Bien entendu, les pourboires sont à votre charge. Vous la prenez ?
— Je la prends.
— Votre nom ?
— Alan Pope. Je voudrais également des traveller's chèques. Vous pouvez m'arranger ça ?
— Quel montant ?
— 200 000 dollars. »
Elle le regarda avec respect. Alan lui demanda un stylo et remplit à l'ordre de l'American Express un chèque de 200 000 dollars. Il ne put s'empêcher de passer ses doigts entre son cou et le col de sa chemise ; il était trempé. Elle lui prit le chèque des mains en souriant.
« Vous m'excusez une minute ? »
Elle disparut au fond de la salle pour une communication à 200 000 dollars. Elle revint au bout de quelques instants, souriant toujours.
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