« C'est d'accord, monsieur Pope. Pouvez-vous repasser dans une heure ? Vos traveller's seront prêts.
— Ah ! J'allais oublier…, dit Alan. Je voudrais également un yacht.
— Combien de marins ? » demanda-t-elle sans se démonter.
Alan fut pris de court.
« Huit ? Dix ?… Qu'est-ce que vous en pensez ?… »
Elle était petite, très bien faite, avec de longs cheveux noirs et de grands yeux bleus.
« A vous de me le dire, monsieur Pope. Ce n'est malheureusement pas moi qui embarquerai dessus. »
La phrase avait été appuyée d'une mimique qui ne prêtait pas à confusion : où tu veux, quand tu veux ! Elle fourragea dans un classeur, en sortit plusieurs dossiers, les feuilleta, en tendit un à Alan.
« Que diriez-vous de celui-ci ? Dix hommes d'équipage, deux cuisiniers, un Marocain et un aide français. Quinze nœuds, six cabines, dont la chambre de maître, agrémentée de tapisseries et de meubles haute époque, fait cent vingt-cinq mètres carrés. »
La gorge serrée, Alan compulsa négligemment la brochure.
« Il me semble convenable…
— Il est superbe. 4 000 dollars par jour. Nourriture non comprise. Vous le voulez pour combien de temps ?
— Je ne sais pas exactement, dit Alan qui sentit ses cheveux se dresser sur la tête.
— Le bateau ne sera libre que dans trois jours. Au maximum, vous ne pouvez le louer que pour deux semaines. Là encore, vous avez de la chance. Il est très rare de trouver quelque chose de correct si on ne s'y prend pas un an ou deux à l'avance. Regardez… »
Elle lui glissa une notice comportant les dates de location du navire. Tout était complet du 15 mai au 30 octobre. Sur la période comprise entre le 26 juillet et le 9 août, une large mention manuscrite indiquait « Annulé ». Alan se demanda avec effarement à quelle race de dieux appartenaient le gens qui se battaient pour louer un bateau 4 000 dollars par jour !
« Les clients se sont décommandés ce matin. Sûrement des Espagnols… Garcia, c'est espagnol ?… La dame a eu un accident. Oh ! c'est marrant, ça va vous porter bonheur !… Si vous le prenez le 26, c'est ma fête… Je m'appelle Anne. »
Elle leva le visage vers Alan, s'aperçut qu'il la dévorait des yeux.
« Le nom du bateau, c'est Victory II. Il est ancré à Cannes au… (Elle consulta ses fiches) au port Canto. Vous avez de la chance d'aller là-bas. C'est la première fois ?
— Non, mentit Alan.
— Tout sera réglé quand vous reviendrez. Vous avez besoin d'autre chose ? »
Elle le dévisagea avec insistance.
« Je crois que c'est tout, fit Alan.
— A votre disposition, monsieur Pope.
— A tout à l'heure.
— Je vous attendrai. Vous n'avez qu'à demander…
— Anne, je sais. Je n'oublie pas. »
Il tourna les talons, conscient qu'elle ne le quittait pas des yeux. Dans la rue, il fréta un taxi et se fit conduire chez Gucci. Samuel avait insisté : « On te juge autant sur tes bagages que sur ta bonne mine ! » Il désigna du doigt plusieurs sacs de voyage, faillit s'étouffer en apprenant leur prix, voulut payer avec sa carte de crédit mais se ravisa et signa un chèque : au moins, ces braves gens ne seraient pas lésés, le chèque — s'il était présenté assez tôt — serait honoré. Il pria le vendeur, un moustachu aux yeux tendres, de lui garder ses achats jusqu'à la fermeture. Le taxi l'attendait.
« Chez Saks », lança-t-il.
Il choisit six costumes d'été de couleurs différentes s'étageant de la coquille d'œuf au noir anthracite. Certains nécessitaient une retouche. On lui proposa de les lui faire pour le lendemain.
« Trop tard, dit Alan sur un ton d'autorité qui le sidéra. Ce soir ou pas du tout. J'ai également besoin de linge. »
Le gérant s'inclina et l'escorta jusqu'au rayon chemiserie.
« Je passerai avant quatre heures. »
Il signa un chèque de 1 759 dollars, remonta dans son taxi et donna au chauffeur l'adresse de sa banque. On lui remit sans histoire 20 000 dollars en liquide qu'il fourra dans une petite serviette de chez Gucci. « Pour tes menus frais… », lui avait précisé Samuel sans une ombre d'humour. Le taxi redémarra en direction de la 5 e Avenue où se trouvaient les bureaux d'Arthur Dealy.
Alan s'annonça à une secrétaire. L'agent de change le reçut instantanément dans un minuscule bureau.
« Voilà le chèque », lui dit Alan.
Dealy s'en empara, décrocha le téléphone et passa ses ordres. L'opération dura vingt secondes à peine. Il se tourna vers Alan en souriant.
« Vous voilà propriétaire de 31 kilos 496 grammes d'or fin, monsieur Pope. Je crois que vous faites un placement judicieux. De quelque côté qu'on se tourne, la situation n'est pas sûre. L'or risque encore de monter. Vous voulez le garder longtemps ?
— Je ne pense pas.
— A votre disposition. Au cas où vous voudriez réaliser une bonne affaire à court terme, permettez-moi de vous conseiller les produits pharmaceutiques. Un vrai boom depuis le début des vacances ! Les titres ne cessent de monter…
— Vraiment ? dit Alan en songeant que la Hackett avait eu le culot de le licencier la veille sous prétexte de marasme économique !
— Faites-moi confiance, monsieur Pope ! Je peux vous faire prendre 25 p. 100 en trois mois !
— Je réfléchirai, dit Alan.
— Ah !… Votre reçu… »
Alan le glissa dans une poche. Il était plus de midi. Il retourna à l'American Express. Arrivé devant le bâtiment, le chauffeur de taxi lui dit, mi-figue mi-raisin :
« Dites-donc, vieux, ça fait trois heures que je vous trimbale. Le compteur tourne. J'ai pas encore bouffé. J'aimerais savoir si vous voulez me garder encore longtemps ?
— Toute la journée, s'entendit répondre Alan avec stupeur. J'ai un rendez-vous à treize heures. Vous en profiterez pour déjeuner. »
Il lui tendit trois billets de dix dollars et s'engouffra dans la hall. Visiblement, Anne n'attendait que lui :
« Tout est réglé, monsieur Pope. En arrivant à l'aéroport de Nice, vous téléphonerez à ce numéro… Le chauffeur sera là avec la Rolls vingt minutes plus tard. Il s'appelle Norbert. Comme prévu, le Victory II…
— Qu'est-il arrivé au Victory I ?… interrogea Alan en attardant un peu trop son regard sur la poitrine d’Anne. Il a coulé ? »
Elle sourit.
« Le Victory II sera donc à votre disposition le 26 comme prévu. Le capitaine Le Guern attend vos ordres pour appareiller vers la destination qui vous conviendra, Italie, Sardaigne, Corse, Grèce, enfin, vous n'avez qu'à parler. Il paraît que le temps est splendide. La mer est comme de l'huile tiède. Désirez-vous louer une propriété pendant votre séjour ? Nous en avons de magnifiques pour des délais variant de deux semaines à plusieurs années. Avec domestiques.
— Je descends à l'hôtel.
— Majestic, Carlton, Negresco ?…
— Majestic.
Elle eut un hochement de tête appréciateur.
« Voici nos traveller's… »
Elle lui mit dans la main une lourde enveloppe. Dans son mouvement pour la tendre, ses doigts frôlèrent ceux d'Alan. Chacun sut instantanément que l'autre avait été conscient de ce contact furtif.
« A quelle heure terminez-vous votre travail ? »
Elle ouvrit deux grands yeux innocents.
« Cinq heures et demie. Pourquoi ? »
Malgré sa timidité, il se jeta à l'eau.
« Si vous n'avez rien de mieux à faire, je pensais… Je suis seul pour dîner… Peut-être aurait-on pu ?… »
Elle eut une moue contrite, se mordilla les lèvres avec embarras…
« Ce soir ?… C'est-à-dire que j'avais déjà un engagement… »
Alan battit précipitamment en retraite.
« Désolé… D'ailleurs, j'avais oublié… J'ai moi-même un cocktail chez de vieux raseurs, vous voyez le genre. Dommage… »
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