Alan eut le même sursaut que s'il avait été mordu par un serpent. Samuel le calma d'un geste.
« J'ai gambergé toute la nuit à ton problème. Je crois que j'ai pigé. En tout cas, je ne vois rien d'autre.
— Quoi ? aboya Alan.
— Ordinateur. Erreur d'ordinateur ! Réponds à mes questions sans t'énerver. Quand Murray t'a balancé, qu'est-ce qu'il t'a proposé comme indemnités ? »
Alan fronça les sourcils, hésita…
« Quatre ans d'ancienneté et trois mois de préavis, sept mois.
— Combien tu touchais par mois ?
— 1 672 dollars.
— Par 7 ?… »
Alan sortit un crayon, voulut griffonner sur la nappe. Bannister l'arrêta.
« Ne te fatigue pas, ça fait 11 704. Quel est le montant que tu as reçu de la Burger ?
— 1 170 400 dollars. »
Samuel eut un sourire sarcastique.
« Alors, gros malin, tu piges ?
— Non.
— Tu ne vois pas que c'est le même chiffre sauf qu'il y a deux zéros en plus ?
— Merde, dit Alan. Nom de Dieu ! Ils vont me coffrer !
— Qui ça « on » ? Sur plainte de qui ? Hackett ou la Burger ? Qui a fait la connerie ?
— Je ne sais pas, c'est un avis de virement.
— Ou c'est notre ordinateur qui a déconné en oubliant une virgule, ou c'est celui de la Burger. Dans les deux cas, ça ne change rien. Nous avons quatorze jours pleins à partir de demain pour aviser.
— Tu les prends où ?
— Au cas où « on » découvrirait l'erreur, et rien n'indique qu'elle sera découverte, ça ne peut être que le 8 août. C'est le 8 de chaque mois que sont établies les fiches de paie de la Hackett. Le 8, on remet les compteurs à zéro et l'ordinateur donne instantanément le bilan général financier de la firme.
— Et si l'erreur vient de la banque ?
— C'est pareil. La Hackett est le plus gros client de la Burger. Et la Burger, la seule banque brassant les fonds et avançant les salaires de la Hackett. Tous les roulements d'argent passent par les deux boîtes, dans un sens ou dans un autre. 459 millions de dollars par an ! Et tu t'inquiètes de ton pourboire ! Alors, qu'est-ce que tu en dis ? »
Alan secoua la tête avec impuissance.
« Je suis dépassé.
— J'ai réglé tous les détails. Ton billet t'attend à l'aéroport, en première ! Je t'ai retenu une suite superbe au Majestic, tu as du pot, c'était bourré, je te raconterai ce soir comment je me suis démerdé pour qu'ils t'acceptent…
— Ce soir ? bredouilla Alan. Je ne peux pas. Je ne suis pas libre !
— Tu charries ! On a mille détails à mettre au point !
— Je te dis que c'est impossible ! J'ai un rencart !
— Je me fous de ton rencart ! Il y a plus important !
— Si tu la voyais… Elle s'appelle Anne. »
Instantanément, Samuel fut au diapason.
« Blonde ?
— Brune.
— D'où la sors-tu, salaud ?
— Elle s'est occupée de moi à l'American Express. Je lui ai fait croire que j'habitais ici. Elle se pointe au bar à sept heures.
— Tu as un appartement ?
— Bien sûr que non !
— Passe-moi vingt dollars… Maître d'hôtel !… »
Samuel lui glissa dans la main le billet qu'Alan venait de lui remettre sous la nappe à contrecœur.
« Monsieur Pope est de passage à New York. Il a oublié de réserver. Tâchez de m'arranger ça… Une suite…
— Certainement, monsieur. Je vais essayer. »
Il se faufila entre les tables, sourd brusquement aux appels des clients qui le réclamaient.
« Tu l'as vu courir ? demanda Bannister. J'ai toujours rêvé de donner de gros pourboires. Ça facilite tellement les détails !
— Je te ferai remarquer qu'il s'agit de mon argent. Combien coûte une suite dans ce taudis ?
— Question vulgaire. Quand donc cesseras-tu de parler toujours d'argent ? »
Plein d'importance, le maître d'hôtel se pencha vers Samuel.
« Nous n'avions plus rien de libre, mais j'ai réussi à me débrouiller… M. Pope aura sa suite… 325–326. »
On apporta les steaks.
« Tu vas réellement me rejoindre, Samuel ?
— Et comment ! C'est l'affaire de trois ou quatre jours au plus, parole !
— Tu ne vas pas te dégonfler ?
— Tu m'as regardé ?
— Et Christel ?
— J'en fais mon affaire !
— Hackett ?
— Je me mets en congé de maladie. Il y a trop de choses que j'ai envie de faire avant de claquer ! »
Après le café et les cognacs, ils décidèrent de se téléphoner le lendemain matin.
« Bonne bourre ! » lança Bannister avec un clin d'œil égrillard.
Il repartit pour son bureau. Alan retrouva son taxi. Curieusement, la boule qui lui oppressait l'estomac avait disparu. Il rafla ses bagages chez Gucci. Le chauffeur les mit dans le coffre. Chez Saks, les costumes étaient prêts. Les cartons allèrent s'empiler sur les valises. Il était déjà plus de trois heures. Un instant, Alan eut envie de se faire reconduire chez lui, bien que l'idée de son appartement sans eau lui fût insupportable. Il se souvint alors qu'il était l'occupant de la suite 325–326 et éclata de rire.
« On retourne au Pierre ! » lança-t-il.
L'alcool avait provisoirement calmé ses angoisses. Il était un peu étourdi, bien dans sa peau. Tout était facile… Des grooms déchargèrent ses paquets.
« Montez-les chez moi. »
Il pria son chauffeur de l'attendre, se rendit à la réception et demanda un coffre. On l'escorta jusqu'à une petite salle blindée. Quand le coffre fut ouvert, il y jeta la serviette contenant les traveller's chèques et les 20 000 dollars en liquide. L'employé s'était retiré discrètement pendant l'opération. Il revint, ferma le coffre, tendit une clef. Alan le remercia, repassa dans le hall central, s'enferma dans une cabine téléphonique et composa un numéro.
« Arthur Dealy ?… Je suis Alan Pope, vous vous souvenez ?
— Parfaitement, monsieur Pope. Que puis-je pour votre service ?
— Vendez immédiatement au cours de clôture et convertissez la somme en un billet à ordre tiré sur la First National. Je serai chez vous dans vingt minutes. »
Il raccrocha sans lui laisser le temps de répondre. Dès qu'il arriva dans son bureau, Dealy lui jeta un regard aigu.
« Félicitations, monsieur Pope. Comment avez-vous su ?
— Su quoi ?
— L'Iran.
— L'Iran ? »
Arthur Dealy eut un demi-sourire et prit un air entendu.
« D'accord, monsieur Pope, excusez-moi… En tout cas, si l'occasion se représentait, ne m'oubliez pas. J'aimerais bien participer ! »
Alan se moucha pour ne pas avoir l'air trop stupide.
« Quand j'ai passé votre ordre ce matin, l'or était à 180 dollars l'once. Au moment de la clôture, à 215. Vous avez réalisé un bénéfice de 38 888,88 dollars. Chapeau ! Vous croyez qu'on a atteint un plafond ?
— Avec l'or… hasarda Alan.
— Tout dépendra des puits. S'ils ferment les puits… Quelle époque !…
— Vous avez mon billet ?
— Le voici. First National, comme vous me l'avez demandé. 238 889 dollars. J'ai arrondi.
— Au revoir, monsieur Dealy.
— A votre entière disposition, monsieur Pope ! J'espère vous revoir bientôt ! »
Pendant qu'il roulait vers l'hôtel, Alan se plongea dans un abîme de réflexions. Tout ce qui lui arrivait le dépassait. Ainsi, il suffisait de croire qu'il possédait 200 000 dollars pour en gagner près de 40 000 en quelques heures. Et si Bannister avait raison ?… Quand il pénétra dans sa suite, il vit ses achats soigneusement rangés dans l'antichambre. Le grand salon attenant à la chambre donnait sur Central Park. Alan en fit plusieurs fois le tour, n'arrivant pas à se convaincre que c'était réellement lui qui en foulait la moquette. Il s'approcha de la fenêtre et machinalement, essuya ses chaussures poussiéreuses aux lourds rideaux beiges. Surpris, il s'interrogea sur le sens de ce geste idiot. Peut-être voulait-il ne pas se sentir écrasé par ce luxe ? Il se jeta sur le lit, y rebondit, fit une cabriole. Il se jugea cinglé. Il entra dans la salle de bain, joua à faire gicler les robinets sur le dallage en marbre de la douche. Il jeta ses vêtements sur le sol, marcha dessus sans les voir, se rendit au bar du salon et se prépara un gin and tonic. Il le dégusta totalement nu, assis en tailleur sur un tapis d'Orient. Il mit de la musique, esquissa quelques pas de danse, serrant son verre contre sa joue comme le visage d'une cavalière. Par la fenêtre d'où ne filtrait aucun bruit, il vit se presser la multitude d'employés qui allaient piétiner dans l'attente d'un bus par une chaleur torride. Cette agitation lui parut ridicule. Ici tout était silence et fraîcheur. Il retourna dans la salle de bain, ramassa en paquet les vêtements qu'il venait de quitter et les jeta définitivement dans une poubelle. Il se mit sous la douche, actionna le robinet d'eau froide et s'ébroua longuement sous le jet glacé. Il se sécha, s'empara de son verre à demi plein, en but une gorgée et retourna dans l'antichambre. Il entreprit de défaire les cartons contenant ses costumes. Il alla les étaler sur le lit, les, contempla, choisit la veste la plus sombre et la passa sur son torse nu. Il observa sa silhouette dans le grand miroir du salon. La veste était parfaite. Tour à tour, il essaya les cinq autres complets. Avec un soupir de satisfaction, il s'étendit sur le lit, alluma une cigarette, se releva et arpenta l'appartement. Tout cet espace pour lui tout seul l'étourdissait. Chez lui, trois bonds étaient suffisants pour aller d'un mur à l'autre. Il se recoucha, cala sa tête sur trois oreillers et regarda le plafond. Il était si haut qu'on aurait pu aisément installer une vaste loggia dans la chambre. Il alla vérifier si le prix de la suite n'était pas placardé au dos de la porte d'entrée. En dehors des consignes d'incendie affichées avec une discrétion de bon ton, il n'y avait rien. Il haussa les épaules, chassa la petite voix qui lui soufflait qu'il était fou, que c'était trop facile…
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