« Dépêchez-vous, mon ami, dépêchez-vous ! »
Il lui lança un regard plein de défi.
« Si vous n'êtes pas contente…
— Pardon ? Je me plaindrai ! Savez-vous qui je suis ? »
Les yeux rivés sans vergogne sur le haut de ses longues cuisses, il marmonna sans desserrer les dents :
« Une grosse salope. »
Elle le gifla. D'un bond, il fut sur elle, la rouant de coups, cherchant goulûment sa bouche, pétrissant son corps à pleines mains.
« Plus fort ! Frappe ! Frappe ! »
Il l'avait redressée, plaquée contre le mur et prise avec la violence et les tremblements furieux d'une bête. Passe encore pour les ecchymoses qu'elle avait sur le dos, mais son œil… Elle contempla avec nostalgie la puissante tenaille noire qu'elle avait subtilisée dans sa boîte à outils — la duchesse était kleptomane — et appliqua une compresse fraîche sur l'hématome qui enflait. Quel homme ! Elle n'aimait que la racaille, les voyous. Plus ils étaient brutaux, grossiers, vulgaires, sales, plus elle tirait de son corps des voluptés qui lui étaient interdites avec les esthètes raffinés de sa caste. La porte du salon s'ouvrit sur le duc de Saran. Il flaira immédiatement ce qui venait de se passer.
« Mandy ! »
Il s'approcha d'elle, l'œil trouble.
« Qui était-ce ? »
Elle haussa les épaules avec un soupir de satisfaction.
« Un type.
— Raconte ? Il t'a battue ? Il t'a fait mal ? Dis-moi, Mandy, dis-moi…
— Je dois finir de me préparer. Plus tard.
— Je me fous de ce cocktail ! »
Sa voix se cassa pour prendre l'intonation suppliante d'un petit garçon.
« Je t'en prie, Mandy, fais-moi une pipe… »
Elle l'observa avec attention. Il était dans la soixantaine, petit de taille, mais d'une race et d'une distinction rares. Il était au courant depuis dix ans. Elle lui racontait tout dans les moindres détails jusqu'à ce que cet héritier d'une des plus grandes lignées de France chavire dans un plaisir fou.
« Non, dit-elle, non. Je veux descendre. On verra ce soir… »
Elle arracha une rose à la gerbe que lui avait adressée Goldman et en caressa doucement son œil qui enflait.
Norbert et les deux porteurs prirent tout leur temps pour charger les bagages dans le coffre de la Rolls. La voiture était arrêtée dans le périmètre strictement interdit réservé à l'embarquement des passagers. A aucun moment, les deux agents en uniforme ne firent mine de s'en inquiéter. Ne sachant s'il devait monter dans la Rolls ou attendre que Norbert en ait terminé, Alan avait allumé une cigarette et restait planté au centre de la cohue des voyageurs, sa veste sur le bras. Une fois de plus, il avait un sentiment d'irréalité, absent aux événements dont il était le centre.
« Monsieur…
— Oui ?
— Préférez-vous que je décapote la voiture ? »
Alan sentit peser sur lui le regard des flics et celui des passants attirés par le blanc immaculé de la voiture. Tous semblaient fascinés par le choix qu'il allait faire.
« Oui », dit-il, désireux de ne décevoir personne.
Norbert se glissa sous le volant, actionna un bouton. La capote se releva dans un doux ronronnement et se replia sur l'arrière. Norbert ouvrit la portière après avoir retiré sa casquette. Le groupe des témoins avait augmenté.
« Monsieur… », dit Norbert.
« Qui, moi ? » faillit répondre Alan. Avec gaucherie, il glissa un billet de 100 francs aux porteurs et grimpa dans la voiture, gêné par tous ces yeux braqués sur lui. Les flics saluèrent machinalement, Norbert embraya. La Rolls démarra dans un silence absolu. Alan se ratatina sur le siège arrière. Il osait à peine respirer.
Louis Goldman devait tellement d'argent à tellement de gens qu'il en était devenu intouchable. L'énormité même de ses dettes le protégeait de ses créanciers. En le faisant coffrer, aucun d'eux ne voulait prendre le risque de tarir la source d'où, un jour, peut-être, jaillirait le remboursement de son dû. Car il arrivait à Louis Goldman, au cours de ses bluffs gigantesques, de ses combines financières à donner le vertige, de gagner des sommes fabuleuses. Sur sept films produits, six étaient des bides qui ruinaient ses commanditaires et contraignaient leurs vedettes au chômage ou à l'oubli. Mais le septième, pour une mise de fonds identique, faisait un triomphe mondial qui lui permettait de multiplier par cent les sommes investies. Grand seigneur, Goldman condescendait alors à se libérer de ses dettes les plus criardes, non sans avoir fait lourdement sentir à ses créanciers la magnanimité de son geste. Délibérément paranoïaque, il se prenait pour un génie à temps plein, professait un mépris de fer pour ses contemporains quels qu'ils fussent, érigeait sa pensée en dogme, ne supportait pas la moindre contradiction et avait la certitude inébranlable que tout lui était dû. Il estimait que les privilégiés admis dans son intimité devaient se sentir honorés de régler les effarantes additions dont il parsemait les trajets capricieux qui, de palace en palace, le menaient de Paris à Munich, de Rome à Tokyo, de Helsinki à Londres, de la Terre de Feu aux Caraïbes. Tous ses biens étaient au nom de Julie, sa femme. Les avances arrachées aux banques pour produire ses films étaient immédiatement fragmentées et ventilées dans une multitude de sociétés se divisant elles-mêmes en sous-filiales, holdings, participations diverses dans des actions en bourse ou des sociétés créées pour la circonstance dans des républiques bananes où le pot-de-vin était roi.
Sur le papier, Louis Goldman n'était même pas propriétaire de sa brosse à dents. Il n'avait jamais un sou sur lui, oubliait régulièrement son chéquier, signait parfois, au gré de son humeur, les notes qu'on avait le mauvais goût de lui présenter. Il était si célèbre, que nul n'osait protester. Il avait un ventre énorme dont il était très fier — lui qui avait été si maigre jadis — une tête lourde et poupine dont les lèvres épaisses de bébé étaient directement passées du sein de sa mère au biberon de lait, remplacé à son tour, dans une ultime phase, par le traditionnel cigare bagué à son chiffre, symbole de sa réussite. Son expression habituelle était le mépris blasé. Arrivé au Majestic quinze jours plus tôt, il avait investi la plus somptueuse des suites. Les baies vitrées de son salon s'ouvraient sur une vaste terrasse parsemée de plantes grimpantes, de fleurs aux couleurs vives à travers lesquelles scintillait le miroitement de la mer. Dans les quatre pièces de l'appartement, des brassées de roses rouges que Julie affectionnait particulièrement.
De ses lèvres jamais orphelines, il retira le cigare éteint, phallus en érection pointant de ses bajoues, le temps de boire une gorgée de Dom Pérignon.
Le champagne était tiède. Il le recracha dans le seau, y vida ce qui restait dans son verre, revissa précipitamment son havane dans sa bouche et s'en emplit une autre coupe.
Dans un quart d'heure, ses premiers invités arriveraient, une centaine à peine, triés sur le volet, le gratin doré de la Côte d'Azur. Depuis trois ans, Goldman vivait à crédit sur sa réputation. Son dernier succès international, Parano's Blues, lui avait permis de s'attaquer au marché de l'électronique. Non qu'il y vît un quelconque intérêt, mais pour régler un compte personnel avec John-John Newton, propriétaire d'une des plus grandes firmes privées d'équipement pour missiles et satellites.
Aux Bahamas, après l'avoir humilié au golf, John-John Newton s'était permis de rire de lui en commentant publiquement sa partie ratée. Louis Goldman s'était juré de se venger. Il avait investi dans la compagnie rivale, la Van Velde, 21 millions de dollars : perdus en moins d'un an. Depuis ce désastre, il ramait, à la recherche d'un nouveau coup de poker qui le remettrait en selle. Il avait trouvé la combinaison gagnante en inversant l'idée première de tout film. Au lieu de partir d'un script ou d'un livre dont l'adaptation donnerait lieu à la distribution des rôles, il avait décidé d'engager les trente stars les plus célèbres du cinéma mondial pour former l'inébranlable ossature de ce qui deviendrait le film le plus grandiose de tous les temps.
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