Paniquée à l'idée de le voir s'envoler, elle lâcha d'une traite :
« Je peux me décommander ! Mais je dois passer chez moi d'abord. Où puis-je vous joindre ? »
Elle avait déjà le bloc et le crayon à la main.
« Je réside au Pierre, mentit Alan sans hésiter.
— On pourrait peut-être se retrouver là-bas ?
— Très bonne idée !
— Dans ce cas, je viendrai directement au bar. Vers sept heures ?
— Excellent, lança Alan d'un ton dégagé. J'y serai. Leur dry Martini est superbe !
— Monsieur Pope !…
— Oui ?… »
Il craignit une seconde qu'elle eût changé d'avis.
« Vous n'avez pas vérifié le compte de vos traveller's…
— Ne vous inquiétez pas… » lui lança-t-il avec une fausse désinvolture.
En descendant les marches du perron, il fut pris d'un sentiment de malaise : il ne se reconnaissait pas. Tous les actes accomplis depuis le matin l'avaient été par un inconnu qui portait effectivement son nom, mais dont la conduite lui paraissait aberrante et avec lequel il refusait farouchement de se solidariser. En l'espace de quelques heures, il avait acheté de l'or, une garde-robe complète, des bagages de luxe, retiré des milliers de dollars de la banque, loué un yacht, une Rolls, prétendu qu'il connaissait la Côte d'Azur, raconté qu'il vivait dans un palace, et gardé un taxi à la journée ! La veille encore, une telle accumulation de folies lui eût paru invraisemblable. Samuel était devenu paranoïaque, il se vit perdu. Comment était-il assez cinglé pour se comporter comme si l'argent qu'il jetait par les fenêtres lui eût RÉELLEMENT appartenu ? Pris de vertige, il monta dans la voiture. Le chauffeur lui maintint la portière ouverte.
« Et maintenant, monsieur, où allons-nous ? »
Ce « monsieur » insolite raviva ses craintes. Il se tassa dans l'encoignure, baissa les yeux pour ne pas affronter son regard.
« Au Pierre », prononça-t-il d'une voix à peine audible.
Un quart d'heure plus tard, il s'attablait face à Bannister dans le grill de l'hôtel. Il fronça les sourcils en identifiant la bouteille posée dans un panier d'osier.
« Qui a commandé ça ?
— Moi, dit Samuel avec simplicité. Haut-Brion 61. 200 dollars. »
Alan sentit le sang se retirer de son visage.
« Qui, va la payer ?
— Toi. J'ai commandé un peu de caviar pour commencer. La vodka arrive. Ça te va ?
— Tu es complètement cogné ! » se révolta Alan.
Bannister eut un haussement d'épaules désinvolte.
« Il faut savoir dépenser pour gagner encore plus. Tu as fait tout ce que je t'ai dit ?
— Oui ! ragea Alan.
— Tu as eu des problèmes ?
— Mon problème, c'est toi ! L'or, les fringues, la Rolls, le bateau… Et cette addition !
— Au point où on en est, 400 dollars de plus ou de moins…
— Et si je te plantais là et que je te la laisse ?… »
Il dut baisser la voix. Religieusement, un sommelier faisait couler le nectar dans un verre.
« Si vous voulez bien goûter… »
Bannister prit des airs de connaisseur, huma le vin longuement, le porta à ses lèvres et le fit circuler dans sa bouche sans l'avaler. Au garde-à-vous, le sommelier attendait la sentence.
« Superbe, laissa enfin tomber Samuel.
— Merci, monsieur. »
Il remplit les deux verres avec les mêmes précautions, s'inclina et disparut. Samuel s'étira avec volupté.
« Voilà comment je comprends la vie ! Quel dommage que je commence aussi tard !
— Tu te fous de moi ?
— Premier commandement, se maîtriser.
— C'est ma peau qui est en jeu, pas la tienne !
— Deuxième commandement, planer. N'ayant aucun souci matériel, les riches n'ont pas d'inquiétude métaphysique. Leur compte en banque leur permet de se sortir d'à peu près toutes les situations délicates. Les riches n'ont pas à élever la voix, on les écoute. Ils ne se pressent jamais, on les attend. S'ils sont stupides, on leur trouve de la profondeur. S'ils se taisent, du mystère. S'ils parlent, de l'esprit. Quand ils s'enrhument, les autres toussent et il leur suffit d'émettre calmement un avis pour être exaucés sur-le-champ et en tous lieux.
— Je suis fauché ! s'exaspéra Alan.
— Erreur. Tu es millionnaire en dollars, tu me l'as prouvé toi-même.
— Ce fric n'est pas à moi !
— Aucune importance. Du moment que les autres le croient…
— Pour combien de temps, ballot ?
— Si tu ne commets pas de faute, pour la vie. L'argent va à l'argent. Même si tu n'es riche que deux semaines, le délai est suffisant pour assurer définitivement la fortune de tout individu moyennement doué.
— Et si je me casse la gueule ?
— J'ai rêvé mille fois de me trouver dans ta situation. »
On déposa le caviar dans un cylindre de cristal entouré de glace pilée. Le sommelier leur servit de la vodka. Leurs verres s'embuèrent. Bannister leva le sien :
« A la bonne fortune, Alan. »
Puis désignant le caviar :
« C'est du blanc, gros grains. 100 dollars. »
Alan ne put s'empêcher de sourire.
« Tu es complètement givré !
— Nourriture de riches, Alan, vin de rois. Tu verras comme le cerveau fonctionne mieux… Les gens bourrés de patates ne peuvent avoir que des rêves de paysan !
— Où as-tu appris tout ça ? interrogea Alan en étalant une cuillerée de caviar sur une tranche de pain bis.
— On est ce qu'on mange », conclut Bannister avec gravité.
Alan le considéra longuement.
« Tu m'épates, Sammy. Je ne sais pas ce qui t'arrive, mais depuis hier tu n'es plus le même. Je ne te reconnais plus.
— Tu as acheté l'or ?
— C'est fait. 200 000 dollars.
— La Bourse ferme à quatre heures. Il faut que tu passes ton ordre de vente à trois heures et demie au plus tard. Sitôt la vente effectuée, demande à Dealy de te donner un billet à ordre tiré sur la First National. Tu pourras le négocier en France sans attirer sur toi l'attention du contrôle des changes. Les traveller's ?
— Je les ai.
— Le liquide ?
— Aussi.
— Dès ton arrivée, tu te rendras au Palm Beach. En cette saison, on y joue très gros. Tu négocieras par un chèque à ton nom un crédit de 500 000 dollars. Ils vérifierons l'état de ton compte et te l'accorderont sans problème. Le lendemain et les deux jours suivants, tu retireras progressivement à la caisse les plaques correspondant à la somme de ton crédit. Tu en perdras quelques-unes, pas trop, mais amuse-toi. Tu rendras alors toutes tes plaques au caissier. Il te signera un chèque tiré sur le casino. Tu n'auras plus qu'à le toucher dans leur propre banque. De cette façon, tu auras réussi à faire transiter près d'un million de dollars d'un pays à l'autre à la barbe des douanes.
— Très brillant, proféra Alan d'un air sombre. Tu oublies un détail : Hackett ? »
Bannister détourna les yeux, se gratta le crâne. Alan pointa brusquement le doigt sur lui.
« N'espère pas m'embarquer, Sammy, tu ne m'auras pas ! Si tu ne me dis pas ce que je vais branler avec Hackett, je laisse tout tomber ! Je veux un plan précis, et tâche qu'il soit solide !
— Merde, tu n'es pas un débile ! Tu verras bien sur place ! Vous allez respirer le même air, barboter dans la même flotte, bouffer les mêmes choses, fréquenter les mêmes gens, baiser les mêmes filles ! A toi d'improviser ! Combien de chances aurais-tu à New York de côtoyer une huile comme Hackett ?
— Aucune, et c'est tant mieux ! Je ne pars plus ! »
Bannister lui coula un regard à la dérobée, prit un temps et hasarda sur un ton neutre :
« Tu disposes très exactement de quatorze jours pour trouver par quel biais l'attaquer. Je sais d'où vient l'erreur. »
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