De nouveau, le silence. Mais un silence différent, tout à coup.
« Mademoiselle Ruth ! C’est l’heure du déjeuner ! »
Christmas se tourna. Il découvrit une jeune servante avec un corsage noir, des poignets et un col blancs, et une coiffe sur la tête, blanche elle aussi.
« On dirait un poulet en deuil » fit remarquer Christmas.
Ruth se mit à rire. « J’arrive ! » s’écria-t-elle, se levant et ramassant son bouquet de neuf fleurs.
Christmas la suivit, mains dans les poches. Une fois qu’ils furent arrivés devant la maison, il vit Fred en train de lustrer la Silver Ghost. Il le siffla : « Eh, Fred, je vais bouffer ! » hurla-t-il.
Ruth sourit.
« Très bien, monsieur Luminita » répliqua Fred.
Un majordome au boutonnage brandebourg attendait Ruth et Christmas à l’entrée. « Ils sont tous dans la salle à manger, mademoiselle » dit-il en s’inclinant très légèrement.
« Monsieur désire-t-il se laver les mains ? demanda le majordome à Christmas.
— Non, Amiral ! » répondit Christmas.
Ruth s’esclaffa. Le majordome demeura impassible et montra le chemin aux deux jeunes gens. Ruth lui remit le bouquet de fleurs et recommanda à voix basse : « Dans ma chambre ! »
Christmas traversait la maison bouche bée, sans savoir où donner des yeux. Il était attiré tour à tour par un tableau, un tapis, le marbre luisant, les marqueteries des portes, un chandelier d’argent à sept bras… « Pétard ! » murmura-t-il au majordome, quand celui-ci lui indiqua la porte de la salle à manger.
Christmas serra la main du père de Ruth, qu’il connaissait déjà, et celle de sa mère, une femme belle et élégante qui, se dit-il, ressemblait à une ampoule éteinte. Le vieux Isaacson était assis en bout de table, sa fameuse canne posée près de lui, à portée de main.
Tout le monde prit place et un serviteur s’approcha avec un grand plateau d’argent surmonté d’une cloche, qui dissimulait les mets.
« Attends ! » lança brusquement au serviteur le vieux Isaacson, excédé et prêt à brandir sa fidèle canne. « Sarah, Philip, mais vous allez remercier le jeune homme qui a sauvé Ruth, au moins ? » et, l’air sévère, il fixa son fils et sa belle-fille.
Les époux Isaacson se raidirent sur leur chaise.
« Mais bien sûr ! répondit la mère de Ruth avec un sourire poli à l’intention de Christmas. Nous voulions simplement lui donner le temps de s’asseoir. Nous avons tout le repas pour lui dire merci ! Sache donc que, du fond du cœur, nous t’exprimons toute notre gratitude.
— Il n’y a pas de quoi, madame » répliqua Christmas en regardant du côté de Ruth. Celle-ci avait les yeux braqués sur lui, mais elle les baissa dès qu’elle croisa le regard noir et profond de son sauveur.
« Oui, tous nos remerciements, ajouta faiblement le père de Ruth.
— Bordel de merde ! On se croirait à un enterrement, alors que ce devrait être une fête ! gronda le vieux.
— Tu peux servir, Nate, interrompit Sarah Isaacson en s’adressant au serviteur.
— Je croyais que les riches ne disaient pas de gros mots, observa Christmas.
— Les riches font ce qu’ils veulent, mon garçon ! s’écria Saul Isaacson en riant d’un air satisfait.
— Certains riches, intervint le père de Ruth pour répondre à Christmas. D’autres, comme tu l’as remarqué avec justesse, évitent ce genre de langage.
— À savoir ceux qui se sont retrouvés riches sans aucun mérite ! commenta le patriarche. (Puis il s’adressa à Christmas). Puisque tu es italien, j’ai fait préparer des spaghettis avec des boulettes, expliqua-t-il tandis que le serviteur remplissait les assiettes l’une après l’autre.
— Je suis américain, précisa Christmas. En tout cas, ils ont l’air bons ! ajouta-t-il en regardant la cascade de spaghettis qui tombait dans son assiette.
— Mais les boulettes ne contiennent pas de chair à saucisse, précisa le vieux. Nous les juifs, on ne mange pas de porc. Et la viande est kasher. »
Christmas s’apprêtait à se jeter sur les pâtes quand il se souvint de vérifier d’abord comment faisaient les autres. Or, il remarqua qu’ils n’aspiraient pas les spaghettis en émettant un sifflement. Il en conclut que la bonne éducation, c’était vraiment rasoir : ils rataient tout ce qu’il y avait de rigolo avec les spaghettis ! Mais il s’adapta. Il déglutit et puis demanda au patriarche :
« Vous êtes né en Amérique, monsieur ?
— Non.
— Mais votre fils, oui ?
— C’est ça.
— Alors votre fils est américain, pas juif, conclut Christmas.
— Non. Mon fils est un juif américain, mon garçon. »
Christmas avala une autre fourchetée de pâtes en réfléchissant :
« En bref, quand t’es juif, alors t’es foutu ? fit-il ensuite. Tu ne deviens jamais américain et puis c’est tout ! »
Les époux Isaacson se raidirent. Ruth regarda son grand-père. Celui-ci rit doucement :
« C’est ça, quand t’es juif, t’es foutu, confirma-t-il.
— C’est la même chose pour les Italiens, ajouta Christmas en secouant la tête.
— Oui, tu as sans doute raison » dit le vieux.
Christmas se concentra sur sa dernière boulette pour lui régler son sort, puis il posa sa fourchette dans l’assiette et s’essuya la bouche.
« Ben moi, je veux être américain et rien d’autre » affirma-t-il.
Le vieux leva la tête et le regarda droit dans les yeux.
« Bonne chance ! » fit-il.
Ruth observait son grand-père. À l’évidence, le garçon aux cheveux blonds et aux yeux de charbon lui plaisait. Il n’aurait laissé passer ce genre d’observations à personne d’autre. Et surtout, il n’aurait été aussi souriant avec personne d’autre. Son aïeul souriait peu, et presque à elle seule. Puis Ruth tourna la tête vers ses parents. Ils suivaient peu la conversation et avec un désintérêt patent. Ils étaient absents, comme d’habitude. Il était également évident qu’ils méprisaient — ou, pire encore, n’éprouvaient nulle considération — pour le garçon qui avait sauvé leur fille. Parfois, Ruth se disait : ils croient que tout leur est dû. Elle avait souvent entendu son grand-père et son père parler des ouvriers de l’usine. Son aïeul considérait qu’ils étaient des juifs comme eux, alors que son père les appelait des gens de l’est. Son aïeul n’avait aucun scrupule à les exploiter et à les payer le moins possible, mais il s’intéressait à leurs familles. Son père n’avait aucun scrupule non plus à les exploiter et à les payer le moins possible, mais il ne connaissait même pas leurs noms. Et les ouvriers, ces crève-la-faim, considéraient le grand-père comme l’un des leurs, un qui avait réussi, alors que le père, lui, n’était rien. Et certains jours, Ruth avait l’impression que pour le grand-père non plus, son fils n’était rien. En revanche, on aurait dit que, pour lui, Christmas était quelqu’un. Comme s’il éprouvait une certaine admiration pour ce garçon. Et c’est peut-être cette observation qui lui fit baisser la garde et qui lui permit d’éprouver une émotion inattendue, instillée par le regard de ce grand-père adoré : il semblait que ce garçon lui plaisait ou pouvait lui plaire. Dès qu’elle s’en rendit compte, Ruth prit peur. Parce qu’elle s’était juré à elle-même de bannir pour toujours les hommes, les mâles, de sa vie.
« Comment s’appelle le pays des juifs ? demandait Christmas au vieux, tout en attaquant un étrange plat piquant et plein d’épices.
— Les juifs n’ont pas de pays à eux, répondit-il.
— Et alors, comment on fait pour être juif ? »
Saul Isaacson se mit à rire.
« C’est une question de descendance, intervint Philip Isaacson avec un ton de supériorité. Nous conservons notre sang, c’est lui qui nous distingue des autres.
Читать дальше