Ruth se leva brusquement. Elle jeta sa serviette sur lui. « Tu es un idiot ! s’écria-t-elle, le visage rouge de colère. Ça n’a rien à voir ! »
Christmas roula sa serviette en boule, l’humecta dans la carafe d’eau et fit mine de la lancer sur Ruth.
« Tu n’as pas intérêt ! » menaça Ruth en reculant.
Christmas sourit. Il fit à nouveau semblant de la lancer.
Ruth poussa un petit cri et recula encore.
Christmas se mit à rire. Et Ruth de rire de concert. Il posa la serviette sur la table. Puis fixa la jeune fille avec sérieux.
« On verra, fit-il.
— On verra quoi ? demanda Ruth.
— On verra » répéta-t-il.
Ruth l’observa en silence. Tout en s’efforçant de chasser le visage de Bill. Mais c’était impossible : elle le voyait partout. Même lorsqu’elle se trouvait en face de son père. Chaque fois qu’elle croisait le regard d’un homme, elle voyait Bill. Et elle sentait cette humiliante déchirure entre ses jambes et cette sensation de sang visqueux. Et elle entendait le craquement, semblable à celui d’une branche sèche, produit par les cisailles qui l’amputaient d’un doigt.
« On verra rien du tout » répliqua-t-elle, sérieuse.
Christmas ramassa tout à coup la serviette et la lança sur elle.
« Imbécile ! » s’exclama Ruth et, un instant, le visage de Bill disparut et elle ne vit plus que les yeux noirs de Christmas sous cette mèche couleur du vieil or des bijoux de sa grand-mère. Et alors elle se mit à rire, récupéra la serviette et la lança sur lui. Comme une petite fille. Une petite fille qui, parfois, parvenait à oublier qu’elle était devenue une femme en une seule nuit.
Le vieux se leva, cigare entre les lèvres, et sortit. Il rejoignit Fred et lui dit : « C’est l’heure de ramener cet ouragan chez lui, avant qu’il ne mette ma maison en miettes ! »
Ruth et le vieux Saul Isaacson restèrent sur les marches du perron de la villa et regardèrent la Rolls s’éloigner, crissant sur le gravier de l’allée.
« Je me suis toujours demandé comment une belle femme comme ma grand-mère avait pu épouser un vilain bonhomme comme toi » fit Ruth en posant la tête sur l’épaule de son grand-père.
Le vieux rit doucement.
Au bout de l’allée bordée d’arbres, la Rolls s’arrêta devant le portail.
« Quand tu étais jeune, tu ressemblais à Christmas ? » demanda Ruth.
Le gardien commença à ouvrir le portail.
« Peut-être » répondit le patriarche après une pause.
La Rolls franchit le portail, tourna à gauche et disparut.
« Et moi, je suis belle comme ma grand-mère ? »
Le vieux se tourna pour la regarder. Il lui caressa les cheveux puis lui passa un bras autour des épaules.
« Rentrons, il ne faut pas que tu prennes froid » dit-il.
Plus loin, le gardien refermait le portail.
Et Christmas, enfoncé dans la banquette confortable de la Rolls, serrait dans sa main l’adresse de Ruth à Manhattan. Et celle de son école. Et son numéro de téléphone.
« Et qu’est-ce que je deviendrai, quand je ne serai plus désirable ? demanda Cetta.
— Mais t’as dix-sept ans ! T’as le temps ! » répliqua Sal, allongé sur le lit en maillot de corps, distrait par Christmas qui jouait assis par terre, avec la poupée des Yankees qu’il lui avait offerte pour ses trois ans.
« Il grandit vite, hein, le morveux ? sourit-il.
— Moi aussi je grandis vite, rétorqua Cetta maussade, à part que ça s’appelle vieillir ! »
Sal observa encore un moment Christmas. Tout en se parlant sans cesse à lui-même, le gosse faisait se battre un nouveau jouet — un lion auquel il avait déjà arraché la queue — contre le joueur des Yankees, que son exubérance et le temps avaient mutilé plus gravement encore. Puis Sal se leva et rejoignit Cetta près de la cuisinière, où elle faisait cuire une sauce tomate pour les pâtes. « Tu veux vraiment gâcher notre dimanche ? » lui demanda-t-il de sa voix profonde, qu’il avait appris à moduler de façon moins rude. Il posa une main sur son épaule : à ce contact, Cetta s’écarta.
« Si le mioche était pas là, je saurais comment t’amadouer ! lui fit Sal en clignant de l’œil.
— Je vais te tuer, morveux ! » hurla Christmas, et le lion sauta à la gorge du joueur des Yankees.
Sal rit. Cetta se tourna pour le dévisager. Elle n’aurait jamais imaginé le voir rire. Mais Christmas l’amusait beaucoup. Sal croisa son regard et sourit. La jeune femme reprit un air sévère :
« Il faut que je fasse ce métier pour toujours ? Jusqu’à ce que je sois bonne à jeter ? Jusqu’à ce que tu en aies marre de me goûter ? demanda Cetta en brandissant sa cuillère en bois.
— Baisse ton arme ! s’exclama Sal.
— Baisse ton arme, morveux ! » brailla Christmas.
Sal rit à nouveau.
« Je parle sérieusement, dit Cetta.
— Tu es bien trop savoureuse, fit Sal en s’approchant. Je ne me lasserai jamais de te goûter !
— Je parle sérieusement ! et Cetta asséna un coup de cuillère sur la cuisinière.
— Pan ! T’es mort ! » cria Christmas avant de se jeter par terre en gémissant.
Sal rit encore.
« Excuse-moi… dit-il ensuite à Cetta.
— Je voudrais avoir une maison rien qu’à moi, comme Madame, continua sombrement Cetta. Et je voudrais plein de belles filles, qui font… (Cetta s’interrompit et fixa Christmas). Bref, je voudrais que les autres fassent le travail, pas toujours moi !
— Tu as le temps, Cetta ! soupira Sal, renfrogné et sans plus la moindre trace de joie dans la voix. On en a déjà parlé…
— Mais tu ne tiens pas à moi, Sal ?
— Oh, là tu me casses les couilles ! » explosa-t-il.
Il se rhabilla et sortit en claquant la porte.
« Sal ! » Cetta l’appela mais en vain.
Alors elle s’assit sur le lit et se mit à pleurer en silence. Christmas se leva, les jambes un peu hésitantes, rejoignit sa mère et s’appuya contre elle. « Tu veux jouer, maman ? » demanda-t-il de sa petite voix, lui posant ses deux jouets sur les genoux.
Cetta caressa ses cheveux couleur de la paille et le serra contre elle, sans souffler mot.
« Moi aussi j’ai pleuré, quand la queue de Léo s’est déchirée, fit Christmas. Tu te rappelles, maman ?
— Oui mon trésor, sourit Cetta. Je me rappelle » et elle le serra plus fort.
C’est alors qu’elle aperçut le pistolet dans son étui. Posé sur la chaise.
Sal décida d’aller à son diner habituel, certain d’y trouver quelqu’un avec qui passer le dimanche. Cetta le poussait dans ses retranchements. Toutefois, ce n’était pas cela qui le tourmentait, mais le fait qu’il se sente de plus à plus à l’aise avec elle. Même son gosse commençait à lui plaire. La mort de Tonia et Vito Fraina avait laissé un vide dans sa vie. D’un côté, ils étaient tout ce qu’il avait. Mais de l’autre, ça l’avait libéré d’un sentiment permanent de culpabilité lié à l’assassinat de leur fils. Sal avait enfin cessé de se faire des reproches. Et lentement, sans qu’il s’en rende compte, Cetta avait comblé ce vide. Mais elle n’était qu’une des putains du bordel, continuait-il à se dire, s’efforçant de repousser une idée qui ressemblait fort à de l’émotion.
Or, ce n’était pas le moment d’être faible. En effet, avoir à l’œil ces égorgeurs d’Irlandais ne suffisait plus. Les survivants des Eastman (même si personne ne les appelait plus ainsi depuis que, sept ans plus tôt, Monk Eastman s’était fait choper — il séjournait maintenant à Sing Sing) étaient des types totalement imprévisibles. On n’arrêtait pas d’entendre de nouveaux noms et de nouveaux chefs qui espéraient retourner au bon vieux temps, l’époque des guerres épiques contre la police ou contre les Italiens de Paul Kelly. L’époque où, pour rassembler ses troupes, il suffisait d’aller chercher les hommes dans la rue, à la Odessa Tea House de Gluckow dans Broome Street, à l’Hop Joint de Sam Boeske dans Stanton Street ou dans le drugstore de Dora Gold dans First Street. Quand il suffisait d’offrir quelques bouteilles de blue ruin , le tord-boyaux le moins cher en circulation. C’étaient alors des fusillades qui duraient toute la journée, des batailles rangées au cours desquelles les passants tombaient comme des mouches, des barricades d’où on lançait des pierres, des combats à coups de gourdins, matraques ou tuyaux, et à la fronde. Mais, depuis quelques années, des mecs comme Zweibach, Dopey, Big Yid, Little Augie et Kid Dopper surgissaient tous les jours, et eux ne respectaient aucune règle.
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