Silver haussa les épaules :
« Il va finir par me demander de te les couper ! » rit-il.
Il avait une dent en or. Une incisive de côté.
Sal se dit qu’il lui en aurait volontiers brisé une autre. Si ça se trouve, cette idée des mains ne venait même pas de Vince Salemme, mais n’était qu’une de ces conneries pour lesquelles Silver devenait célèbre. Toutefois, si cet ordre émanait vraiment du chef, alors il ne serait pas très malin de le recevoir avec ces mains noires.
« Il vient à quelle heure ? demanda Sal à Silver.
— Pourquoi ? T’as besoin de combien de temps, pour te les laver ? »
Sal le fixa en silence.
« Il passe d’abord chez Nate, dans Livonia Avenue, et après il vient ici » finit par répondre Silver.
Sal lui tourna le dos et se rendit aux toilettes. Il se frotta tellement les mains qu’elles devinrent toutes rouges, tandis qu’une anxiété croissante lui nouait la gorge. « Ça porte malheur » se disait-il.
Les coups de filet dans les maisons de jeu du Bowery et de Livonia Avenue, à Brooklyn, eurent lieu simultanément. Quand les policiers arrosés par les Irlandais firent irruption dans les trois clubs, ils laissèrent beaucoup de clients s’enfuir, ainsi que quelques prostituées. Il fut aussitôt évident qu’ils avaient une cible bien précise : ils cherchaient le boss Vince Salemme. Mais, celui-ci demeurant introuvable, le petit poisson qui finit dans leurs filets cette nuit-là fut Sal Tropea.
Aussitôt après, les policiers investirent sa maison de passe. Cetta, Madame et une dizaine d’autres filles furent embarquées dans un fourgon noir. Lors de l’assaut, un fonctionnaire du cabinet du maire fut tué. Il avait porté une main à la poche intérieure de sa veste afin de montrer ses papiers à la police, mais un agent avait cru qu’il s’apprêtait à sortir un pistolet et avait tiré cinq coups de feu sur lui, dont l’un avait blessé à la jambe la prostituée qui l’accompagnait. Quand les policiers s’aperçurent que c’était un portefeuille que l’homme avait à la main, ils s’en emparèrent et, comme par magie, lorsque les photographes arrivèrent, c’est un pistolet que le cadavre empoignait. Pendant une semaine, les journaux traquèrent le maire, l’accusant d’embaucher du personnel lié à la criminalité organisée. Puis l’affaire retomba.
Dès qu’on la poussa dans le fourgon, Cetta, y découvrant Sal menotté, s’élança vers lui et se jeta à son cou : elle pleurait, désespérée, en pensant à Christmas.
Arrivés au commissariat, Cetta et Sal furent séparés. La jeune femme fut mise dans une cellule collective avec Madame et les autres prostituées. Sal fut brutalement battu et puis enfermé seul dans une cage placée au milieu d’une pièce : à chaque fois qu’entraient et sortaient des policiers, ils l’insultaient, le menaçaient et lui crachaient dessus.
« Je veux payer une caution, annonça Sal lorsque le commissaire du district, qui ignorait le pacte entre les Irlandais et ses hommes, se présenta.
— Toi, tu ne peux pas sortir sous caution, rétorqua le policier.
— C’est pas pour moi, dit Sal avec du sang qui lui coulait du nez. C’est pour Cetta Luminita, une des poules. »
Le commissaire le regarda, surpris.
« C’est son droit, poursuivit Sal en passant ses gros doigts propres entre les mailles du filet métallique.
— On verra demain, fit l’autre.
— Elle a un enfant en bas âge » insista Sal en secouant rageusement la grille.
Le commissaire le dévisagea en silence. Il avait un regard dur mais humain.
« Tu as dit qu’elle s’appelait comment ? demanda-t-il.
— Cetta Luminita. »
Le commissaire bougea à peine la tête, en signe d’assentiment, et quitta la pièce.
Le lendemain matin, l’avocat Di Stefano vint voir Sal. En s’approchant de la cage, il plissa le nez :
« Merde, tu t’es pissé dessus ?
— Ils me laissent pas aller aux chiottes. »
L’avocat regarda Sal, sans cesser de plisser le nez.
« Ils ont chopé le chef dans Livonia Avenue ? demanda Sal.
— Comment tu connais les déplacements de Vince, toi ? » demanda l’avocat.
Il parlait à voix basse à travers la grille métallique, afin que les policiers n’entendent pas.
« Ils l’ont chopé ?
— Non. Au dernier moment, il a changé d’avis » expliqua l’avocat.
Sal le dévisagea. Et il commença à comprendre.
« C’est qui ?
— Silver. »
Sal cracha par terre.
« T’en fais pas, cette merde n’aura plus l’occasion de dépenser le fric de sa trahison, ajouta l’avocat plus bas encore.
— Amen.
— Mais maintenant, c’est à toi de faire voir si t’es un homme ou une merde » fit l’avocat en le fixant froidement.
Sal savait bien que cette phrase était une menace. Elle voulait dire : « Tu veux rester en vie ? » Il soutint le regard de l’avocat avec la même froideur, sans cligner des paupières.
« Je suis pas une merde, affirma-t-il avec force.
— Tu vas plonger, poursuivit l’avocat.
— Je sais.
— Ils vont te cuisiner. »
Sal sourit :
« Vous êtes miro, avocat ? lança-t-il. Regardez ma gueule ! Regardez mon pantalon plein de pisse ! Ils ont déjà commencé.
— Ils vont te faire une offre.
— Moi je traite pas avec les flics. Surtout quand ils sont arrosés par un Irlandais. »
L’avocat continua à l’observer en silence. Décider si, oui ou non, on pouvait se fier à Sal Tropea, c’était son rôle. Mais il ne pouvait pas se contenter de bonnes paroles. Il devait lire la réponse dans ses yeux.
Et Sal savait que son futur dépendait de ce dernier regard. Alors, soudain, la peur qui le paralysait depuis qu’il avait été blessé à l’épaule disparut, et Sal se retrouva lui-même. Il se sentit libre. Léger. Et se mit à rire. Un rire qui venait des profondeurs, comme un rot.
Les traits délicats de l’avocat exprimèrent d’abord de la surprise, avant de se détendre. Sal Tropea ne parlerait pas. Maintenant, il en était sûr. Néanmoins, il lui restait une carte à jouer. Un dernier avertissement à donner :
« Cette poule qui te tient tellement à cœur… dit-il d’une voix lente et débarrassée de toute urgence (puisqu’il n’avait plus de doutes maintenant et pouvait simplement se permettre d’être cruel). Elle est chez elle avec son fils. Comment il s’appelle… Christmas, c’est ça ? »
Sal se raidit.
« Il te ressemble pas, ce mioche, remarqua l’avocat. Je l’ai vu, il est blond.
— C’est pas mon fils » trancha Sal, sur la défensive. Il comprenait très bien ce qui était en train de se passer.
« Il a un nom de nègre, et pourtant il est blond comme un Irlandais, ce bâtard !
— J’en ai rien à foutre, du gosse » mentit Sal.
L’avocat rit doucement. Un ricanement qui signifiait : « Je te crois pas ». Et, continuant à sourire, il reprit :
« Tu dois y tenir beaucoup, à cette grue, pour lui offrir la caution !
— Vous devriez faire le sbire, pas l’avocat. Ça vous irait bien » fit remarquer Sal.
L’avocat rit à nouveau. Avec satisfaction, cette fois. « J’y penserai, merci du conseil. » Puis il s’approcha encore de la grille. Non qu’il ait un secret à communiquer, mais il devait s’assurer que son message était interprété correctement. En même temps, il était sûr de son coup, à la fois parce qu’il se trouvait très doué et parce que ce Sal Tropea était beaucoup moins crétin que les brutes auxquelles, d’ordinaire, il adressait des menaces. Mais il adorait menacer les gens. C’était comme tirer avec un pistolet. Mais au lieu de voir le sang jaillir d’une blessure, on le voyait injecter les yeux. « Le chef a décidé de te rembourser la caution que tu as payée pour la poule, dit-il. Et vu qu’elle te tient tellement à cœur, il s’en occupera lui-même tant que tu seras en villégiature. »
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