Non, ce n’était pas le moment d’être faible, pensait Sal en conduisant vers le diner . Or, une femme, ça rend faible. Les émotions, ça rend faible. Comme toujours, il se gara à un demi-block de là, descendit de voiture et s’acheta un cigare chez Nora. En descendant la rue, il réalisa qu’il avait oublié son pistolet chez Cetta.
Les femmes et les émotions, ça rend faible.
Cigare aux lèvres, secouant la tête et se traitant de couillon, il ne remarqua pas la voiture noire qui tournait trop vite au coin de la rue. Il ne la remarqua qu’au premier coup de pistolet. Il entendit la détonation, tout à coup il sentit une brûlure à l’épaule et heurta un réverbère. Il n’était pas armé. Il était piégé. Couvert de sueur, il rampa à la recherche d’un abri, son épaule le faisait hurler de douleur.
« Je suis foutu » se dit-il.
Mais ses amis du diner se précipitèrent dans la rue et répliquèrent immédiatement aux coups de feu. La voiture noire fit une embardée, grimpa sur le trottoir d’en face, renversa deux femmes tétanisées qui hurlaient et qui se retrouvèrent projetées contre un mur, enfin elle alla fracasser la vitrine d’un barbier.
Les copains de Sal coururent vers l’automobile. Silver, un souteneur aux cheveux déjà tout blancs malgré ses trente ans, arriva le premier. Il tira hors du véhicule l’un des assaillants, qui se cachait la tête entre les bras, et le descendit. Pendant ce temps, ses compagnons faisaient feu sur l’intérieur de l’habitacle.
Sal se leva. Il se dirigea vers l’échoppe du barbier. Il passa près des deux femmes renversées par la voiture. Le mur était rouge de sang. L’une d’elles n’avait plus de visage. L’autre avait les genoux brisés et les jambes repliées sur la poitrine. Sal cracha un caillot de sang, puis ferma les yeux et tressaillit. Dans son magasin, le barbier était couvert de sang. Il hurlait, blessé par la vitrine qui avait éclaté. À l’intérieur de la voiture, il y avait deux cadavres, criblés de balles. Le troisième gisait par terre.
« Foutus juifs ! s’exclamait Silver. Ils se servent de gosses ! »
Sal vit que les trois morts n’avaient même pas quinze ans. Celui que Silver avait tué avait un trou à la place de l’œil gauche, emporté par le projectile. Ses joues étaient inondées de larmes, et celles-ci se mêlaient au sang qui sortait de sa blessure.
Puis tout devint noir et Sal s’évanouit.
« Ça te fait encore mal ? » demanda Cetta, six mois plus tard, voyant que Sal plissait les yeux et grimaçait en tendant le bras pour attraper un verre.
« J’espère que ça me fera mal pendant le restant de mes jours ! Comme ça je n’oublierai plus mon pistolet chez une putain ! » répondit Sal, comme à son habitude.
Après le jour de la fusillade, deux choses avaient changé pour Sal. La première, c’était que le boss Vince Salemme, sorti vainqueur de cette guerre, avait promu Sal et Silver. Il avait confié à Sal, en plus de la maison close, la gestion d’un nouveau tripot, qu’il appelait pompeusement un club-house , qui avait ouvert à l’endroit où la troisième et la quatrième avenues se rejoignent pour devenir le Bowery. Quant à Silver, comme il était doué pour la gâchette, il avait été promu de maquereau à assassin.
Ce qui avait changé également, c’était le caractère de Sal. À partir de ce jour-là, il s’était mis à avoir peur. Il était devenu paranoïaque. Il passait son temps à s’assurer que son pistolet était chargé ; il ne faisait que regarder autour de lui et se retournait sans cesse pour vérifier ce qui se passait derrière son dos. Mais, surtout, il n’avait plus le même regard. La balle qui était entrée et sortie de son épaule, éraflant la tête de l’humérus sans l’abîmer, l’avait profondément affecté moralement, et cette blessure-là ne guérissait pas, contrairement à celle de la chair. Cette plaie suppurait, et ce qui en sortait c’étaient de l’anxiété, de la peur et du malaise. « Une plaie ouverte par trois gamins » se disait Sal tous les soirs en s’endormant et tous les matins en se réveillant.
Et si, d’un côté, il continuait à se reprocher cette distraction qui aurait pu lui coûter la vie — et il continuait à la reprocher vertement à Cetta —, de l’autre, cette faiblesse inattendue le conduisait de plus en plus souvent dans les bras de sa maîtresse. La direction de la maison de jeu avait sérieusement réduit son temps libre. Néanmoins, il se mettait en quatre pour aller chercher Cetta chez elle chaque jour et pour l’accompagner à la maison de passe — comme si, à présent, elle était en danger elle aussi. Et le soir, il s’absentait du cercle pour aller la récupérer, la ramenant tantôt chez elle, tantôt au tripot. Et tous les dimanches, à l’heure du déjeuner, il s’arrangeait pour pouvoir s’attabler avec Cetta et Christmas dans la pièce étouffante qui avait été le logement de Vito et Tonia. Ainsi, en quelques mois, leur relation commença à ressembler à une espèce de mariage.
Christmas continuait à grandir, se faisant de plus en plus exubérant. Il commença également à s’attacher à Sal. Et Sal à lui, à sa façon. Cetta les regardait, attendrie. Et elle observait aussi avec tendresse son homme qui changeait : il ne devenait ni meilleur ni pire, mais chaque jour il était davantage son homme.
« Pan ! T’es mort, morveux ! » hurla un jour Christmas à Sal qui s’assoupissait après le déjeuner dominical, pointant sur lui un pistolet en bois.
Sal bondit et lui arracha le jouet des mains. Cetta vit la peur dans les yeux de l’homme. Et la colère. Elle craignit pour Christmas. Quand elle s’interposa entre eux, Sal lança : « Dis-lui de ne plus jamais faire ça ! ». Puis il rendit le pistolet à Christmas et referma les yeux.
Alors Cetta se dit que si Sal était davantage son homme, c’était peut-être simplement parce qu’il avait peur. Or, comme elle l’aimait et savait qu’il souffrait de cette peur, un jour elle entra dans une église, s’agenouilla aux pieds d’une statue de la Vierge et pria pour que Sal redevienne l’homme qu’il avait été. Pour que la Vierge lui ôte la crainte. « C’est un gangster » expliqua-t-elle à Marie en se levant.
En 1912, une nouvelle guerre de territoire éclata. Entre Italiens et Irlandais, cette fois. Mais c’était une guerre qui ne se passait pas dans la rue. Et que l’on ne menait pas avec des pistolets. Maintenant, c’était la police de New York qui travaillait pour les Irlandais, en tout cas cette partie de la police que l’on pouvait corrompre avec de généreux pots-de-vin.
Club-houses et maisons closes, entrepôts pleins de whisky « baptisé » (c’est-à-dire coupé avec de l’eau), machines à sous, paris, tripots… Ce fut une offensive contre les activités de la pègre. Au cœur des rackets. Une offensive d’ordre économique, surtout. Mais aussi une stratégie bien organisée pour éliminer les gros bonnets par l’intermédiaire de leurs subalternes, en négociant peines et impunités.
Le soir du 13 mai 1912, Silver se présenta au tripot. Il portait un costume élégant et avait la mise d’un acteur. Sa veste de soie tombait à la perfection, avec juste quelques plis là où le pistolet la gonflait. Il avait beaucoup changé depuis la dernière fois où Sal l’avait vu. Après ce jour où il avait tiré dans l’œil du garçon juif, on racontait qu’il avait pris goût à ce genre de trucs.
« Ce soir, le patron va passer, annonça Silver à Sal. Il a dit qu’il fallait que tu te laves les mains. Ça le dégoûte, des mains noires comme les tiennes qui versent à boire !
— Il y a des serveurs, pour verser à boire » rétorqua Sal.
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