— Maman ! protesta Christmas en riant.
— C’est le coup de foudre, reprit Cetta. Les deux jeunes gens se regardent, yeux dans les yeux, et…
— … ils voient ce que personne d’autre ne peut voir…
— Chut ! Tais-toi !… Ensuite le chevalier, qui n’a ni terres ni titres ni trésors pour pouvoir aspirer à la main de la princesse, s’en va faire un long voyage. Un jour il rencontre un riche marchand. Celui-ci a une fille qui s’appelle Lilliput et qui a été emprisonnée par une méchante sorcière dans le corps difforme d’une chienne galeuse. Le chevalier la libère de ce sortilège, et c’est comme ça qu’il gagne sa première pièce d’or. Alors le vieux roi, qui est très sage, va trouver le chevalier dans son humble écurie, et à partir de là tous les habitants commencent à le regarder avec d’autres yeux, et ils imaginent que son épée de bois est faite en réalité d’un acier très rare. La princesse, en signe de reconnaissance et comme gage de son amour, offre au chevalier une trompette en or, qui lui permettra de jouer de merveilleuses mélodies. Et en effet, le chevalier fait preuve d’un tel don que le comté tout entier tombe sous le charme de sa musique ensorceleuse. Ainsi, le chevalier devient riche et célèbre. Mais entre-temps, la princesse a été enfermée en haut d’une tour par une méchante marâtre, et de là elle ne peut pas l’entendre. Du coup, jour après jour, ses mélodies se font plus bouleversantes. Et puis, brusquement, le chevalier comprend ce qu’il doit faire : escalader la tour du château de Hollywood, c’est le seul moyen, et alors le public…
— … retient son souffle, OK OK, j’ai compris ! rit Christmas en regardant sa mère. Si je sais raconter des histoires, c’est bien grâce à toi, ajouta-t-il sérieusement.
— Comme tu es devenu beau, mon chéri ! (Cetta lui caressa le visage). Va à Hollywood et retrouve Ruth !
— J’ai peur, répéta Christmas.
— Il n’y a qu’un crétin qui n’aurait pas peur d’escalader une tour avec une trompette et une épée en bois accrochées à la ceinture ! »
Christmas sourit. Il ôta sa main de celle de sa mère.
« Tu as réfléchi à ce que je t’ai proposé l’autre jour ? demanda-t-il.
— Je n’en ai pas besoin, répondit Cetta.
— Mais j’ai de l’argent, maintenant !
— Je ne peux pas, mon trésor.
— Pourquoi ?
— Il y a très longtemps, quand tu étais petit, j’ai observé comment Sal se comportait avec pépé Vito. Et ça m’a appris une leçon importante, que j’ai jamais oubliée. Si j’acceptais que tu m’offres un appartement plus beau que celui-ci, ce serait humiliant pour Sal. »
Christmas s’apprêtait à répliquer quelque chose quand la porte de l’appartement s’ouvrit, laissant entrer Sal en manches de chemise, des papiers à la main.
« Ah, toi aussi tu es là ! » s’exclama-t-il en voyant Christmas, et il jeta les feuillets sur la table basse devant le canapé.
« Jette un œil à ça ! » fit-il à Cetta.
Elle prit les papiers et les regarda.
« Mais tu les tiens à l’envers ! corrigea Sal avec rudesse, les lui arrachant des mains et les retournant. Tu sais même pas lire un plan dans le bon sens ?
— C’est où, la salle de… ? Oh, j’y comprends rien ! Cetta soupira.
— Oh, laisse tomber ! » coupa Sal, désagréable, reprenant les dessins et les enroulant.
Christmas remarqua que Cetta s’efforçait de ne pas sourire.
« Tiens, viens un peu par là ! commanda alors Sal à Christmas. Je vais te montrer les travaux.
— Quels travaux ? demanda Christmas en s’adressant à sa mère.
— Et pourquoi c’est à elle que tu le demandes ? grogna Sal. C’est moi le patron de l’immeuble, pas elle ! Allez, dépêche toi, on va au bureau. »
Cetta sourit à Christmas et lui fit un signe de la tête, l’invitant à suivre Sal, qui avait déjà ouvert la porte et s’était éloigné à pas lourds dans le couloir.
« Qu’est-c’qui s’passe ? souffla Christmas à Cetta.
— Mais vas-y ! » lui dit sa mère, les yeux pétillants.
Christmas rejoignit Sal et entra dans l’appartement qu’il s’obstinait à appelait son bureau.
« Ferme la porte » ordonna Sal, tout en dépliant les plans sur la table en noyer.
Christmas s’approcha.
« C’est quoi, ces travaux ?
— Ça t’embêterait si ta mère et moi, on habitait ensemble ? lança alors Sal.
— Comment ça, ensemble ?
— Merde, d’après toi, ça veut dire quoi, ensemble ? Ensemble, quoi, bordel ! gronda Sal. Regarde : si j’abats ce mur et si je rattache l’appartement de ta mère à mon bureau, ça fait un appartement de quatre pièces. Là je mettrai une grande salle de bain avec baignoire, et à la place de la cuisine il y aura mon bureau. Ça fera une maison de riches.
— Et maman et toi, vous vivrez ensemble ?
— Ben oui, ensemble.
— Et pourquoi c’est à moi que tu demandes ?
— Mais parc’que t’es son fils, bordel ! Et parc’que tu débarrasses enfin le plancher !
— Et tu vas l’épouser ?
— On verra.
— Oui ou non ?
— Mais va t’faire foutre, Christmas ! Me mets pas le dos au mur ! protesta Sal en lui pointant un doigt devant le visage. Ta mère l’a jamais fait, c’est pas toi qui vas t’y mettre, bordel de merde !
— OK.
— OK quoi ?
— Tu as mon consentement. »
Sal s’assit dans son fauteuil et alluma un cigare.
« Alors comme ça, y paraît que t’es riche ? ajouta-t-il peu après.
— Plutôt, dit Christmas.
— Dans la vie, chacun arrive où il peut » commenta Sal avec sérieux, avant de le regarder fixement. Puis il tendit un bras et se mit à faire un mouvement circulaire, indiquant les murs de l’appartement de sa main noire et puissante.
« Ta mère et moi, on est arrivés jusqu’ici. Notre vie, c’est ça. Je ferai en sorte qu’elle manque jamais de rien. (Il se leva et s’approcha de Christmas). Mais j’te promets que si, un jour, j’vois que j’arrive plus à lui donner ce qu’elle mérite… alors j’viendrai te voir et j’te laisserai faire. (Puis il frappa la poitrine de Christmas avec son doigt). Mais tant que c’est pas le cas, respecte notre vie comme moi je respecte la tienne ! Ces murs sont minces comme la peau de ta bite : j’l’ai entendue, ton histoire d’appartement ! »
Christmas baissa les yeux.
« Excuse-moi, Sal… »
Sal se mit à rire et lui donna une pichenette.
« Prends pas la grosse tête ! lui dit-il affectueusement. Et n’oublie pas que pour moi, t’es qu’un morveux et que tu le resteras toujours. »
Christmas le regarda :
« Je peux t’embrasser ? lui demanda-t-il.
— Si t’essaies ça, j’te colle mon poing dans le nez ! s’exclama Sal, menaçant.
— OK.
— OK quoi ?
— Colle-moi ton poing ! » et Christmas lui donna l’accolade.
À l’intérieur, le petit pavillon était exactement comme Ruth l’avait imaginé. À la fois soigné et désordonné, parfumé mais aussi imprégné d’une odeur naturelle. Rien d’artificiel ni de stérile. Un endroit vivant.
Voilà ce qui lui était venu à l’esprit en entrant chez les Slater pour la première fois avec Daniel. On voyait tout de suite que c’était une maison où vivait une famille.
La mère de Daniel et du petit Ronnie, M meSlater, était une grande blonde de cinquante ans, au corps sec et bronzé. Ses cheveux, pointes éclaircies par le soleil et l’eau de l’océan, étaient rassemblés sur la nuque avec simplicité. Elle avait des doigts longs et forts. Daniel était tout son portrait. Le même nez droit, les mêmes lèvres rouges et charnues, les mêmes yeux limpides et vifs, et les mêmes cheveux lisses et fins. M meSlater avait l’air d’une femme qui aimait la vie. De manière évidente et naturelle. Pour ce qu’elle était, pour ce qu’elle offrait. Et elle avait l’air épanouie. Elle aimait faire de la voile, sans être excentrique pour autant. Elle possédait un petit voilier qu’elle manœuvrait seule, et le dimanche elle emmenait en promenade son mari et ses fils. Ruth avait également découvert que la tarte aux pommes était son unique spécialité.
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