Ruth continua à marcher. Tout lui semblait différent, à présent. Comme si elle faisait à nouveau partie de ce monde. Le monde normal. Le vrai monde. Comme si elle recommençait à respirer. Comme lorsqu’elle avait ôté les bandes qui serraient sa poitrine et lui comprimaient les poumons. Comme si, à partir de maintenant, elle ne pouvait plus fuir.
Elle rentra au studio très tard, ce soir-là, et passa la nuit à développer les photos qu’elle avait prises. Un homme à la bouche incroyablement pleine, au restaurant, face au regard désapprobateur de sa femme. Une serveuse en uniforme à l’arrière d’un restaurant qui se massait les pieds, cigarette aux lèvres. Une longue file de voitures d’occasion, avec les prix écrits sur le pare-brise, et le vendeur au bout, minuscule et seul, sans client. Un homme et une femme qui s’embrassaient tandis que leur gosse tirait la jupe de la mère en pleurant, frustré par cet amour qui l’excluait. Un train de marchandises et un vieux clochard qui n’arrivait pas à monter sur les wagons en marche. Une rangée de maisons toutes fenêtres fermées, comme inhabitées. Une femme avec un œil au beurre noir qui étendait son linge. Un vieil homme sur un fauteuil à bascule, sous le porche décrépi de sa maison. Un enfant qui sortait la poubelle.
Le lendemain matin, elle remit ses photos à M. Bailey. Les quelques clichés de Jeanne Eagels et ceux de Los Angeles.
« Tu as décidé de changer de registre ? demanda Clarence.
— Je ne sais pas » fit Ruth.
M. Bailey mit machinalement les photos de Jeanne Eagels dans une enveloppe destinée à la Paramount. Puis il reprit en main celles que Ruth avait prises downtown et les étudia à nouveau. Longuement, avec attention. « Elles sont émouvantes » observa-t-il.
Ruth prit l’habitude de se promener dans Los Angeles avec son Leica. Systématiquement. Tous les jours. Pour voler des images émouvantes, se disait-elle. Mais sans le savoir, jour après jour, cliché après cliché, ce qu’elle faisait, c’était s’habituer à la vie. Comme si elle repartait de zéro et apprenait à vivre. Comme si cette errance sans but était une espèce d’école.
Au bout de deux semaines, elle réalisa que des personnes rieuses apparaissaient aussi sur ses photos, maintenant. Ce n’étaient pas encore des images joyeuses, elles gardaient un caractère profond et sombre, mais on aurait dit qu’elles s’adoucissaient. Peut-être ses cadres s’élargissaient-ils afin d’inclure dans l’objectif la vie dans son ensemble, avec ses ombres et ses lumières.
Néanmoins, le soir, en refermant la porte de sa chambre, elle se répétait toujours : « Tu es seule ».
Un dimanche, de retour de leur visite hebdomadaire à M meBailey au Newhall Resort for Women, Ruth aperçut un parc plein d’enfants et demanda à Clarence d’arrêter la voiture. Elle descendit et se dirigea vers le parc, tandis que l’auto de M. Bailey s’éloignait. Au fur et à mesure qu’elle s’approchait, elle entendait de plus en plus clairement les cris excités des gamins : cela la fit sourire, après le silence catatonique de la clinique psychiatrique. Elle s’assit sur un banc et regarda les enfants jouer. Des enfants ordinaires. Semblables à ces gosses de riches qu’elle aurait dû photographier en train de rire et s’amuser, lors de son premier travail. Et elle se rappela les efforts qu’elle avait faits pour exclure sourires et jeux de ses clichés. Alors, comme si elle voulait rendre aux gamins la joie qu’elle leur avait enlevée ce jour-là, elle leva son appareil et cadra.
Le visage farceur d’un bambin de cinq ans surgit dans son viseur. Il l’avait repérée, et maintenant il la regardait et riait en prenant toutes sortes de poses bouffonnes. Ses oreilles en chou-fleur étaient mises en évidence par ses cheveux coupés très court. Il avait des jambes longues et maigres et des genoux pointus. Il fit semblant de boxer. Ruth sourit et appuya sur le bouton. Le gosse riait, surexcité par la nouveauté. Il imita la danse de guerre d’un indien. Autre photo.
« J’te fais Tarzan ! » lança-t-il. Il grimpa sur un arbre peu élevé et tenta de saisir une branche, pour se balancer comme avec une liane. Mais il lâcha prise et fit une mauvaise chute, s’égratignant le genou. Son visage coquin prit aussitôt une expression renfrognée et éperdue. Il regarda autour de lui et se mit à pleurer.
Ruth quitta son banc et courut auprès de lui. Elle se baissait pour l’aider lorsque deux mains fortes et bronzées saisirent l’enfant.
« C’est rien, Ronnie ! » dit le jeune homme qui l’avait pris dans ses bras.
Ruth le regarda. Il était grand, avec de larges épaules et une longue mèche blonde en bataille sur le front. Il était bronzé et ses yeux bleus et limpides brillaient dans son visage régulier, au nez fin. Ses lèvres rouges et charnues découvraient des dents blanches, longues et régulières. Ruth se dit qu’il devait avoir quelques années de plus qu’elle. Il avait peut-être vingt-deux ans.
« C’est ma faute, intervint Ruth en baissant les yeux sur son Leica. J’étais en train de le prendre en photo et…
— Et Ronnie ne perd jamais une occasion de grimper aux arbres, c’est ça ? » lança le jeune au gosse, d’un ton de reproche affectueux.
Le môme arrêta de pleurer :
« Je voulais faire Tarzan, le roi de la jungle ! » expliqua-t-il boudeur, le visage strié de larmes.
« Et tout ce que tu as réussi à faire, c’est creuser un cratère dans le parc avec tes fesses ! s’exclama l’autre en lui indiquant un trou imaginaire. Regarde le résultat ! Si les flics nous chopent, ils vont nous arrêter et nous faire griller sur la chaise électrique. »
Le gamin se mit à rire :
« C’est pas vrai !
— Demande donc à la jeune fille, dit le garçon en regardant Ruth. S’il vous plaît, dites-le lui ! »
Ruth sourit :
« En fait, j’ai des amis à la police, alors on pourra peut-être s’en tirer avec la perpétuité… »
Le jeune homme rit à son tour.
« J’ai mal au g’nou » geignit le gosse.
L’adulte observa la blessure, puis secoua tristement la tête.
« Catastrophe ! Il va falloir amputer.
— Non !
— C’est une mauvaise blessure, Ronnie, très mauvaise… On ne peut pas faire autrement. (Il regarda Ruth). Vous êtes infirmière, n’est-ce pas ? »
Ruth ouvrit la bouche, ébahie :
« Mais…
— Vous devez l’aider. C’est une opération terrible, extrêmement douloureuse.
— D’accord, dit alors Ruth.
— Bien, suivez-moi au bloc » dit-il en se dirigeant vers une fontaine.
Ruth leva son Leica et prit une photo. Puis elle le rejoignit à la fontaine pendant que le jeune allongeait Ronnie par terre et ramassait un petit bâton. Il prit ensuite un mouchoir dans son pantalon et un autre dans la poche de Ronnie.
« OK, maintenant il va falloir être courageux, l’ami ! lança le jeune à Ronnie, posant sa voix et prenant un accent de cow-boy, avant de lui mettre le bâton dans la bouche. On n’a pas d’anesthésiant. Mords de toutes tes forces. Et vous, l’infirmière, arrêtez l’hémorragie pendant que j’opère ! » dit-il en s’adressant à Ruth, et il lui passa l’un des deux mouchoirs. Il baigna l’autre dans l’eau.
« Tu es prêt, l’ami ? » demanda-t-il à Ronnie.
L’enfant, le bout de bois entre les dents, acquiesça.
Le jeune homme passa de l’eau sur la plaie, enlevant la terre. Ronnie cria, les dents serrées, puis rejeta soudain la tête en arrière, théâtral, et ferma les yeux.
« Le pauvre… fit l’autre à Ruth. Il n’a pas supporté, il s’est évanoui. Mais c’est mieux comme ça. (Il lui fit un clin d’œil). C’est une sale blessure. Il est devenu un poids inutile, il va ralentir notre marche. Laissons-le ici, les coyotes règleront son sort. »
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