« Christmas n’est pas un gangster. Mais c’est comme s’il était des nôtres, attaqua Mr. Big sans préambule — quand ses acolytes, avec leur rudesse habituelle, eurent forcé les directeurs à s’asseoir sur six chaises préparées à l’avance. Moi je suis prêt à déclencher une guerre contre vous autres journalistes, oui, contre vous tous, si vous essayez de griller la CKC, ou bien si vous jetez le discrédit sur ce gars et son émission à cause de notre petite conversation d’aujourd’hui… qui n’a jamais eu lieu, bien sûr. Personne ne doit rien savoir sur la CKC ni sur Diamond Dogs . Dites-le bien à vos hommes, et tenez en laisse tous les francs-tireurs qui battent le pavé en quête d’un scoop. Et ne venez pas me raconter des conneries, genre liberté de l’information. Votre liberté de merde entraînerait la fin d’un des seuls trucs amusants qu’il y ait dans cette ville pourrie. »
Rothstein quitta sa table de billard et les rejoignit, les fixant l’un après l’autre : « Si vous foutez en l’air Diamond Dogs , vous me verrez débarquer chez vous ! » menaça-t-il d’une voix sombre.
Ensuite il sourit, dévoilant ses petites dents aiguisées, et ajouta :
« Mais j’ai décidé de vous faire une faveur. (Là il jeta un œil du côté de Lepke et se fit apporter un petit nombre de brins de paille). On va faire un jeu, comme lorsqu’on était gosse. Celui qui tirera la paille la plus courte pourra être enlevé et assister à une diffusion de Diamond Dogs . Pour ne pas faire de mécontents, ce ne sera pas un invité officiel : il prendra simplement note de tout et puis passera ses informations aux autres, afin que tous vos journaux puissent sortir avec un compte-rendu détaillé de l’émission, comme si vous aviez été invités ensemble à la CKC. C’est pigé ? (Et Rothstein sourit à nouveau, de sa façon bien à lui, qui ne faisait qu’effrayer davantage son interlocuteur). Inutile d’ajouter que, si par certains indices, vous laissez deviner où se trouve la CKC, j’estimerai notre pacte rompu. »
Alors Mr. Big tendit son poing tenant les pailles vers les directeurs. Il commença par le représentant du New York Amsterdam News , puis ce fut chacun son tour. La paille la plus courte revint justement au directeur de cet hebdomadaire publié à Harlem.
« Bien, affaire réglée ! lança alors Rothstein en les congédiant. Christmas ignore tout de notre gentille petite bavette, alors n’allez pas vous mettre de drôles d’idées en tête. C’est un brave gosse, plein de talent. (Il les dévisagea à nouveau un à un). Et il est sous ma protection, conclut-il en faisant signe à ses hommes de virer les directeurs de journaux. Et maintenant, débarrassez le plancher, bande de scribouillards ! »
Le lendemain, le directeur du New York Amsterdam News s’arrêta devant l’immeuble de la cent vingt-cinquième rue et leva les yeux vers l’horloge de Harlem qui indiquait éternellement sept heures et demie. Il sourit et monta au cinquième étage, sachant bien, à l’instar de tous les habitants du ghetto noir, que c’était là que Diamond Dogs émettait. De même, il savait bien qu’il devait tirer le brin de paille en premier, en choisissant celui marqué d’un peu de rouge, à peine visible. Car Rothstein n’aimait pas prendre de risque. Ni perdre au jeu. Le directeur se présenta à Christmas et lui expliqua ce qui s’était passé avec Rothstein.
Deux jours après, tous les journaux de New York parurent avec un compte-rendu détaillé de l’émission. Presque tous les directeurs titrèrent à la une Dans le repaire des Diamond Dogs , signant personnellement l’article afin de se faire valoir en société, comme des acteurs ou musiciens célèbres. Et ce jour-là, les crieurs de journaux écoulèrent leur marchandise dans les rues de New York à une vitesse jamais vue auparavant.
Les écoutes de Diamond Dogs firent ainsi un nouveau bond. Le phénomène fut tel que même les journaux nationaux reprirent l’information, qui voyagea d’une côte à l’autre du pays, jusqu’à Los Angeles, où elle parvint aux oreilles de vedettes et producteurs de Hollywood.
« Trop de réclame…, ronchonna Karl dix jours plus tard.
— Au départ, tu nous as cassé les pieds avec ton histoire d’affiches, et maintenant tu te plains qu’il y a trop de réclame ? s’agaça Cyril.
— Ça va mettre les autorités au pied du mur, expliqua Karl. Ils ne pourront pas continuer à faire semblant de rien. Et ils vont finir par nous choper.
— Eh bien qu’ils viennent ! lança Cyril. Ils devront expliquer ça à mes nègres.
— Karl a raison » intervint Christmas.
Karl se tourna vers lui. Christmas soutint son regard, en silence.
Depuis le jour où ils s’étaient affrontés, chacun doutant de l’autre, quelque chose s’était rompu dans leur relation. Comme si tous deux se sentaient écrasés par la suspicion qu’ils avaient nourrie l’un à l’égard de l’autre.
« Tu as raison, Karl, lui dit Christmas. Tu as toujours eu raison. »
Karl le fixa à nouveau.
« Je suis désolé » lâcha Christmas.
Le regard de Karl, insensiblement, s’adoucit :
« Moi aussi, je suis désolé » reconnut-il.
Il fit un pas vers Christmas et tendit la main. Christmas la lui serra, puis il attira Karl contre lui pour lui donner l’accolade.
« Pétard, ces blancs… » soupira Cyril tout en continuant à réparer un microphone, souriant tête baissée.
« Mais quelle scène pathétique ! s’exclama sister Bessie débarquant dans la pièce. Le directeur de l ’Amsterdam est là. Je l’fais entrer ou j’attends qu’vous vous rhabilliez, les filles ?
— Merde, qu’est-ce qu’y veut encore ? s’étonna Cyril.
— Mange du savon, les gosses sont à la maison ! gronda sister Bessie. Alors, qu’est-c’que j’fais ? Il est là, il attend.
— Je peux entrer ? fit alors le directeur, passant la tête à l’intérieur de la pièce et agitant une enveloppe à bout de bras. C’est pour Christmas ! Elle est arrivée ce matin à la rédaction. Elle m’était adressée et contenait une lettre fermée pour Christmas. On m’a demandé de te la remettre.
— Et toi, si tu la lui remets, ça veut dire que tu avoues connaître notre cachette, tête de nœud !
— Cyril ! protesta sister Bessie.
— Excuse-moi, sister Bessie, dit Cyril.
— Vous voyez ce que je veux dire ? dit alors Karl. On avance à découvert.
— Je suis désolé, dit le directeur du New York Amsterdam News . Ça vient de Los Angeles… »
Christmas pâlit, lui arracha l’enveloppe des mains et l’ouvrit avec fougue. « Ruth ! ne faisait-il que penser. Ruth ! » Il sortit la lettre pliée en trois et alla directement à la signature, son cœur battant à tout rompre. Puis il baissa la lettre, déçu. « Louis. B. Mayer… » dit-il lentement.
« Qui ça ? » demanda Cyril.
Christmas regarda à nouveau la signature :
« Louis B. Mayer, Metro-Goldwyn-Mayer…, lut-il.
— Et qu’est-ce qu’il veut ? demanda Cyril.
— Je sais pas » dit Christmas en jetant la lettre sur la table. « Ruth » pensait-il encore, soudain abattu.
Karl prit la lettre :
« Cher Mister Christmas, nous avons entendu parler par la presse du succès que vous rencontrez avec des histoires mystérieuses et réalistes qui passionnent le public, lut-il à haute voix. Nous sommes convaincus que votre talent serait très apprécié ici à Hollywood et nous voudrions vous convier à un entretien dans nos studios pour discuter d’idées de scénarios. Vous pouvez me contacter aux numéros… bla-bla-bla… frais de déplacement et de logement à notre charge… bla-bla-bla… mille dollars de dédommagement… Bien à vous, Louis B. Mayer… »
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