Un silence stupéfait s’ensuivit.
« Le cinéma…, murmura sister Bessie peu après.
— J’en ai rien à foutre, coupa Christmas.
— Au contraire, tu devrais y aller ! » s’exclama Karl.
Christmas resta tête baissée.
« Je parle sérieusement ! insista Karl.
— Et moi, Hollywood, j’en ai rien à foutre, répéta Christmas.
— Mais ta petite amie, elle est pas à Los Angeles ? » demanda Cyril avec une feinte nonchalance.
Christmas se tourna pour le dévisager.
Mais Cyril avait déjà baissé les yeux et faisait mine d’être absorbé par des câbles :
« Dans deux minutes, on est en direct » ajouta-t-il.
Christmas hocha la tête et s’assit à son poste, devant le microphone.
« Moi je m’en vais ! » signala le directeur de l ’Amsterdam .
Personne ne lui répondit. Sister Bessie lui donna une tape sur l’épaule et l’accompagna hors de la pièce, refermant derrière eux.
Christmas, Karl et Cyril demeurèrent silencieux.
« Trente secondes, indiqua ensuite Cyril.
— J’ai un truc à vous dire… intervint alors Karl.
— Maintenant ? » râla Cyril.
Christmas ne broncha pas. Il pensait uniquement à Ruth.
« Avec toute cette réclame, ils vont finir par nous choper. Et ils vont nous obliger à fermer, poursuivit Karl.
— T’as encore une de tes idées géniales ? fit Cyril, sceptique. Vingt secondes.
— La WNYC nous propose quelque chose » révéla alors Karl, un énigmatique sourire aux lèvres.
Christmas et Cyril braquèrent les yeux sur lui.
« Ils nous laissent émettre sur notre fréquence, ils mettent tout leur équipement à notre disposition, y compris les studios, et c’est nous qui décidons de la programmation, sans qu’ils s’en mêlent, continua Karl en sortant de la poche intérieure de sa veste une liasse de feuillets. Voilà le contrat. On reste associés à la majorité. Cinquante et un pour cent à nous trois.
— Et c’est quoi, l’intérêt, pour nous ? demanda Cyril soupçonneux. Dix secondes…
— On devient une station légale. On pourra avoir de la publicité, on aura des revenus…, énuméra Karl.
— Ils prennent l’émission la plus écoutée de New York et ils nous filent rien d’autre en échange que leurs studios ? l’interrompit Cyril. C’est ça ? (Il secoua la tête). Cinq… »
Karl sourit.
« À vrai dire, ils ont aussi fait une offre pour racheter les quarante-neuf pour cent qui restent…
— … quatre… »
Karl déplia le contrat et le posa sur l’équipement rudimentaire de la CKC, pointant un doigt sur un chiffre.
— …trois… deux…
— Ça vous suffirait, pour signer, cent cinquante mille dollars, messieurs les associés ? » conclut Karl.
Cyril resta bouche bée et écarquilla les yeux, soudain blême. Puis, tel un automate, il appuya machinalement sur le bouton de la transmission :
« Nous sommes en direct… putain de merde… » fit-il avec un filet de voix.
Le rire de Christmas résonna dans les postes de toute la ville.
« Bonsoir, New York… » lança-t-il, avant de rire à nouveau.
Et ses auditeurs purent entendre distinctement deux autres voix rire avec lui.
« Mais qu’est-ce que tu lui as fait, à Barrymore ? s’amusa M. Bailey en entrant dans la chambre de Ruth. Il raconte partout que tu es la meilleure photographe du monde ! (Il brandit quelques photos). Et pour être sincère, ce n’est même pas un de tes meilleurs travaux. Je dirais même qu’elles sont un peu froides. »
Ruth eut un sourire fugace et ambigu.
Le visage joyeux de M. Bailey se rembrunit aussitôt et ses yeux expressifs laissèrent transparaître de l’inquiétude.
Ruth sourit :
« Ne pensez pas à mal, Clarence ! s’exclama-t-elle. Vous savez, les Indiens ont peut-être raison lorsqu’ils disent que les photos volent l’âme. Mais moi, je lui ai rendu la sienne.
— Hum… je n’ai rien compris à ton histoire, dit Clarence avec une moue cocasse. Je sais juste que, maintenant, le tout Hollywood te réclame : ton agenda est plein. »
Ruth, au cours des deux semaines suivantes, photographia John Gilbert, William Boyd, Elinor Fair, Lon Chaney, Joan Crawford, Dorothy Cumming, James Murray, Mary Astor, Johnny Mac Brownsville, William Haines et Lillian Gish. Vedettes et producteurs furent séduits par ses clichés énigmatiques, intenses, sombres et dramatiques. Et quand il vit les photos des autres artistes, Douglas Fairbanks jr. — qui avait souri de façon excessive — demanda une deuxième session, promettant à Ruth de suivre ses instructions à la lettre afin d’obtenir des photos aussi belles que celles des autres, riches d’une épaisseur que leurs sujets ne possédaient pas forcément dans la vie. La Paramount, la Fox et la MGM se mirent à exercer des pressions sur Clarence Bailey pour obtenir l’exclusivité du travail de Ruth, ce qui eut pour seule conséquence de faire monter en flèche ses rétributions.
Un samedi matin, Ruth avait rendez-vous avec Jeanne Eagels dans les studios de la Paramount. L’année précédente, l’actrice avait tourné un film pour la MGM, mais la Paramount misait apparemment beaucoup sur elle et l’avait programmée dans deux films pour l’année à venir, en tant qu’actrice principale.
Ruth la découvrit assise dans le coin d’un grand studio. Le hangar tout entier était plongé dans la pénombre. Seule était éclairée une zone où les figurants se maquillaient et s’habillaient. Jeanne Eagels était installée sur une chaise et une coiffeuse s’occupait de ses cheveux. En se rapprochant, Ruth commença à distinguer les traits de son visage. Elle avait des cheveux platine et une peau très claire. Elle tenait les jambes croisées et Ruth remarqua la finesse de ses chevilles. Comme celle de ses poignets, qui semblaient presque fragiles, comme du cristal. L’actrice, l’air revêche, se triturait les mains. Quand elle fut plus près, Ruth réalisa que Jeanne Eagels était très maigre, d’une beauté à la fois innocente et sombre, et qu’elle s’efforçait de maîtriser une respiration haletante. Elle était vêtue sobrement : jupe grise à hauteur du genou, chaussures noires, bas couleur chair, corsage blanc et fin collier de perles.
« Je ne suis pas prête ! » lança-t-elle d’un ton agacé en voyant Ruth. Cependant, son expression changea aussitôt, et une espèce de désarroi traversa son regard. Elle se mordit la lèvre inférieure, si fine, et sourit à Ruth :
« Non non, ce n’est pas vrai… dit-elle. On m’a fait venir exprès pour ces photos…
— Ce n’est rien, vous êtes sûrement fatiguée… » la rassura Ruth.
Jeanne Eagels ne répondit rien. Son expression changea à nouveau, comme si elle était saisie d’une brusque angoisse. Elle écarta la main de la coiffeuse qui s’occupait d’elle et se tourna vers la pénombre du studio, qu’elle scruta de ses yeux anxieux. Puis elle porta une main à sa poitrine, comme si elle cherchait à contrôler sa respiration. Elle regarda Ruth et se mit à rire. Doucement, sans joie. Mais avec une gentillesse inattendue.
Elle avait à peine plus de trente ans mais semblait en avoir vingt. Une fille de vingt ans avec un regard de femme qui a vécu. Ça allait être des photos intéressantes, se dit Ruth.
L’actrice se leva soudain, fouilla dans son sac à main et en sortit une cigarette. Elle la tripota un moment sans l’allumer, se retournant sans cesse vers la porte du studio. Lorsqu’elle entendit des pas dans la pénombre, elle tendit son cou maigre et cessa presque de respirer. Elle avait une expression dramatique et intense.
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