Toujours écarlate, Raph ne s’en était pas sorti du tout, paniqué par cette situation dont il ne voulait percevoir que le grotesque parce que, pour une fois, il se sentait dans la peau d’une gonzesse et se maudissait. Il avait ri bêtement et proféré une grossièreté, comme si elle avait pu redonner réalité à sa virilité qu’obscurément il sentait menacée, niée ou mise en doute, ce qui revenait au même. Dodino, sûr de lui, avait cessé le jeu. Mais ce jour-là, il avait marqué un point capital sous l’œil goguenard de ce crétin de photographe qui venait enfin de comprendre et joignait ses rires moqueurs à ceux, indignés, de Raph Dun qui riait pourtant le plus fort.
« Alors ma belle, tu attends le Prince Charmant ?… Eh bien, me voilà ! »
Raph se tourna vers sa compagne :
« Vous vous connaissez ? Amore Dodino… Rita… »
Dodino glissa à l’oreille de Raph :
« Rita !… C’est d’un commun ! Tu ne sortiras donc jamais du genre exotique ? »
La fille entendit :
« Si à vos yeux l’Italie représente l’exotisme, que diriez-vous si j’étais née à Singapour ? »
Amore lui fit son sourire le plus enjôleur :
« Vraiment, je suis idiot ! Dans le noir, je n’avais pas vu que vous étiez si belle… »
Et il ajouta, pour se faire pardonner :
« Je vous avais prise pour une Américaine.
— Merci quand même. Mon père est américain », dit-elle dans un français parfait. Raph essaya de stopper la joute :
« Rita travaille au bureau new-yorkais de notre canard. »
Dodino se tourna vers elle :
« Vous serez du divorce, demain ? »
Dun s’interposa :
« Elle s’occupe de politique étrangère.
— Chacun ses goûts, ironisa Amore. Après tout, pourquoi pas, il ne faut pas se fier aux apparences. Je chante bien, moi, à mes moments perdus.
— Pelléas et Mélisande ? interrogea Rita.
— Non. Le Petit Vin blanc.
— Bon. Il faut qu’on file, dit Raph en souriant.
— C’est moi qui vous chasse ?
— Pas du tout, j’allais raccompagner Rita quand tu es arrivé.
— Je file avec vous. Cet endroit m’assomme. Quand je pense que je l’ai inauguré…
— Tu as ton petit sifflet toi aussi ?
— Pas la peine, je siffle dans mes doigts. On a créé pour moi une ouverture de porte sur mesure.
— Mais oui, mais oui… Allez, viens, on file… »
Dodino s’immobilisa et prit Rita à témoin :
« Mais regardez-le ! Il ne me croit pas, cet idiot ! Qu’est-ce que tu veux parier ?
— Un dîner au Colony.
— Parfait. Suivez-moi. Démonstration. »
Ils gravirent le petit escalier raide et sortirent de la boîte. Quand ils furent dans la rue, la porte refermée sur leurs talons, Raph regarda Dodino d’un air narquois :
« Alors ? »
Amore prit une expression excédée :
« Mon Dieu qu’il est bête !… Tiens, regarde… »
Il modula deux notes entre ses lèvres : comme par miracle, la porte se rouvrit. Dun en resta pantois. Avec une feinte modestie, son petit camarade enchaîna :
« Le seul inconvénient, c’est l’hiver. Les grands froids me gercent les lèvres… Je ne peux plus siffler. »
Les rares consommateurs qui sirotaient leur pinte de Best Bitter sous la tonnelle du Barley Mow ne levèrent même pas la tête au passage de la Rolls crème. À Clifton Hampden comme dans les autres hameaux du coin en bordure de la Tamise, il n’y avait pas de milieu dans le domaine des transports : c’était la Rolls ou la bicyclette. Les patelins, qui avaient des noms charmants — Burcot, Pangbourne, Yattendon, Dorchester ou Cookham — attiraient indifféremment les pêcheurs à la ligne ou les candidats gentlemen-farmers désireux d’aménager des résidences de grand luxe à deux heures à peine de Londres. Quand la Rolls s’engagea sur le pittoresque pont en brique rouge qui enjambait le fleuve, Irène battit des mains :
« Regarde ! Regarde comme nous allons être bien ici ! »
Kallenberg ne daigna pas répondre. Plus elle se heurtait à son mutisme, plus Irène pépiait, disant n’importe quoi, parlant de tout et de rien, commentant le paysage, poussant des cris d’enfant ravi comme si elle voyait des vaches et des arbres pour la première fois. En partant de Londres par la A 361, Herman s’était maudit de céder au chantage de sa femme. Irène ne perdait pas une occasion d’abuser du pouvoir que lui donnaient certaines circonstances familiales prioritaires — enterrements, messes, baptêmes, mariages — auxquelles doit se plier tout mâle, fût-il Allemand et non conformiste. En l’occurrence, il s’agissait de la date anniversaire de leur mariage, prétexte rêvé pour exiger un cadeau proportionnel à l’importance de l’événement à commémorer. Irène n’y était pas allée de main morte, choisissant une maison de campagne dont le prix avancé par l’agent immobilier donnait à penser qu’il s’agissait d’un château.
Herman avait objecté qu’ils possédaient déjà des résidences dans tous les coins du monde, et des chasses, et des manoirs, et des propriétés, rien n’y avait fait : la râleuse voulait « sa maison », il devait donc la lui offrir sous peine d’entretenir un abcès qui fixerait toutes les rancunes passées ou à venir pendant des mois. Il faut dire aussi qu’elle n’avait pas tous les torts. Deux mois plus tôt, Socrate avait offert à Lena « sa maison », une bicoque de cent mille livres située dans le même coin, non loin d’Oxford et d’Abingdon. Au-delà du simple caprice, il s’agissait dorénavant d’une question de prestige, rien ne pouvant motiver que Kallenberg refuse à sa femme ce que Satrapoulos achetait à la sienne.
Les choses s’étaient gâtées lorsque Irène avait exigé qu’il l’accompagnât la veille même de leur voyage à New York. Impossible d’échapper à la corvée : un de ses plus gros clients, Gustave « Big » Bambilt, plus communément baptisé « Big Gus » dans le monde des pétroliers, se séparait de sa onzième épouse, Lindy « Nut », une salope qui avait été la maîtresse de Socrate. Herman lui en voulait mortellement parce qu’elle avait refusé à plusieurs reprises ses propres avances, ce qui le déconcertait car, à fortune égale, il estimait que son beau-frère ne faisait pas le poids avec lui.
« Big Gus », au lieu de faire les choses en douce, avait tenu à les transformer en fête mondaine, invitant à sa divorce-partie le ban et l’arrière-ban de la finance et du « jet-set ». Bien entendu, le divorce étant considéré comme une espèce de mariage à rebours, par conséquent une cérémonie familiale, il convenait d’y amener sa femme légitime et non sa maîtresse. Kallenberg avait décidé de rester deux jours à New York, d’y plaquer Irène sous prétexte d’y rencontrer leurs relations communes et d’aller faire une virée aux Bahamas où l’un de ses pourvoyeurs était prêt, sur un simple coup de fil, à lui organiser une orgie de première catégorie avec des call-girls locales. Seulement, pourquoi avait-elle choisi la veille de leur départ pour lui faire visiter cette cochonnerie de baraque ? Par avance, il la détestait. Il ne pouvait pas se dédire de la promesse qu’il lui avait faite de l’acheter, mais se réservait le droit de la lui faire payer très cher…
« Ça y est ! On arrive ! Tu vas voir !… »
La Rolls s’arrêtait devant une énorme grille en fer forgé. Le chauffeur lançait quelques coups de klaxon. Un type sortit d’un petit pavillon flanquant le mur d’enceinte recouvert de lierre. Il était vêtu d’une vague tenue de garde-chasse et ouvrit la grille sans piper. La voiture s’engagea en souplesse dans une allée aveuglée par des ifs et des buis.
« Il y a des domestiques là-dedans ?
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