De cela, il se moquait éperdument.
« Lena (il achevait de passer son pantalon, autre étape de son chemin de croix après le slip et avant la cravate et les chaussures)… Lena, sérieusement, il faut que je m’en aille… Tu sais que je tourne, tout à l’heure… »
Désespérément, il essayait d’enfiler sa chaussure tout en lui pétrissant la main. Il y avait d’autres « embrasse-moi encore une fois… la dernière… », et il s’esquivait, poussant le soupir de ceux qui retrouvent la liberté après avoir failli la perdre. Il lui arrivait de s’assoupir, après l’amour. Il se réveillait en sursaut entre quatre et cinq heures, se dressait dans le lit fantastique et s’exclamait :
« Merde ! Il faut que je file retrouver ma femme ! »
C’est précisément ce qu’il avait dit à l’aube, alors qu’il était tiré brutalement de son sommeil par un cauchemar : « Merde ! Il faut que je file retrouver ma femme ! »
Et il avait posé la main sur le sein de Lena. Et là, horreur : ce n’était pas Lena qui était à son côté, c’était Belle ! Elle avait parfaitement entendu son lapsus tragique et, prête au combat, avait attaqué par un violent :
« Ah ! oui… Et quelle femme, salaud ? »
Il était fatigué. Plutôt qu’entamer une scène de ménage à cinq heures du matin, il s’était enfui au studio où le concierge de nuit lui avait ouvert la porte d’un air étonné. Deux heures plus tard, il devait être au maquillage pour un travail de précision destiné à des raccords de gros plans. Le pire, c’est que Lena devait arriver le soir même d’Athènes, profitant d’une absence du Grec retenu à New York pour quelques jours. Il se rendit à la douche qui jouxtait sa loge, préférant ne plus se recoucher plutôt que courir le risque de rester endormi. De toute façon, même s’il arrivait à annuler le voyage de Lena, sa journée de travail était foutue : les gros plans, en couleurs, ça ne pardonne pas quand on a une sale gueule.
Malgré la pénombre de la boîte, Raph Dun reconnut Amore Dodino. Il arrivait sur la piste, escorté de plusieurs maîtres d’hôtel, escortant lui-même un couple visiblement américain et non moins visiblement riche, caracolant à son habitude, faisant alterner entrechats délicats et bons mots lâchés du bout des lèvres. Sur sa chemise de smoking, il portait un incroyable jabot de dentelle. Raph laissa tomber simultanément sa compagne et son verre pour se précipiter à sa rencontre :
« Ça alors ! Je me doutais bien que tu en serais !
— Tu es bien la dernière à avoir des doutes, mon chou ! Tout le monde sait que j’en suis, et depuis toujours ! J’en suis même comme une reine. »
Raph éclata de rire :
« Tu es venu pour la divorce-partie ?
— Non, mon chou. Je viens faire un stage de mécano dans les usines Ford.
— N’y va pas, ils seraient capables de t’engager ! Tu es arrivé quand ?
— Hier soir, et toi ?
— Moi aussi.
— Tu es venu écrire tes atrocités ?
— Même pas. À titre privé.
— Tu penses ! Si au lieu de faire dans les feuilles à scandale, tu officiais dans une crémerie, tu verrais si on t’inviterait !
— Et mon charme alors ?
— Tu le disperses avec des pouffiasses. Quel gâchis ! Tu ne vieillis pourtant pas tellement… »
Dodino fut happé par la femme du couple, inondée de bijoux jusqu’à cacher la couleur de sa robe. En perte d’équilibre, il réussit à envoyer un baiser à Raph, du bout des doigts, et à lui jeter, sans que son expression de ravissement en fût autrement altérée :
« Elle doit te plaire, celle-là ! Elle est aussi laide que vulgaire et aussi riche qu’avare… Ton genre… À tout à l’heure !
— Hé ! Où es-tu descendu ? »
Dodino fit un effort désespéré pour se dégager de la poigne de la matrone, n’y parvint pas et hurla presque :
« Quelle question ! Au Pierre, évidemment.
— Merde, moi aussi ! »
Amore jeta dans un dernier souffle, d’un air navré :
« N’importe qui… »
Raph retourna au bar pour rejoindre la brune qu’il y avait abandonnée.
Le Pepsy’s était une boîte curieuse. Il semblait que la direction fît son possible pour qu’aucun client n’y vînt jamais, c’est peut-être pour cela qu’elle était toujours pleine. Pourtant, tout était fait pour décourager le client. Pour avoir accès dans le saint des saints, la petite salle du bas, il était nécessaire d’être parrainé par quatre membres, de payer une cotisation annuelle de deux cents dollars, d’accepter d’être traité — de bonne grâce — comme les voyageurs du métro new-yorkais, un vendredi soir veille de fête, à l’heure où les milliers de bureaux vomissent dans la rue leurs centaines de milliers d’employés. Outre ces inconvénients, il fallait, bien entendu, payer au prix fort les consommations que des garçons distraits vous apportaient ou non, selon leur humeur. Ce n’était pas tout. La porte d’entrée, qui se situait dans la 53 eRue, presque à l’angle de Broadway, ne s’ouvrait que si le membre du club soufflait dans un ridicule sifflet à ultrasons, plaqué or, dont les notes inaudibles pour l’oreille humaine étaient réellement le sésame de ce haut lieu du snobisme. En 1958, ce sifflet, tiré négligemment d’une poche à l’heure du whisky, vous classait définitivement parmi les gens « in ». Quant, aux autres… De la tourbe.
Dun admirait depuis longtemps le talent de Dodino dans un domaine où il se considérait lui-même comme un maître : celui de forcer les portes, toutes les portes, sans effraction, mais par la grâce d’un sourire ou d’une insolence. Avec stupéfaction, n’importe où dans le monde — par « monde », il n’entendait évidemment que les pays capitalistes — il s’était aperçu que Dodino le grillait sur le poteau. Malgré le fantastique pouvoir international de son magazine, il avait parfois du mal à s’introduire dans certains milieux très fermés. Quand il y parvenait enfin, il trouvait Dodino tapant sur le ventre du maître de maison, sirotant un verre dans le meilleur fauteuil, installé déjà, chez lui de toute éternité. Comment faisait-il ?
Il lui avait posé un jour la question par la bande, en hypocrite :
« Quel dommage… Tu n’exploites pas ton talent. Avec les relations que tu as, tu devrais être… je ne sais pas, moi… »
Pas dupe, Amore l’avait coupé :
« Avec le talent que j’ai, c’est déjà un miracle que je sois arrivé là où je me trouve. »
C’était la seule fois où Raph l’avait vu, l’espace d’une seconde, se débarrasser de son masque mondain. Il lui en avait été reconnaissant, stupéfait de cette lucidité inattendue. Depuis, au hasard des rencontres et des voyages, il partageait avec lui une complicité dont l’un et l’autre savaient qu’elle était un secret entre eux, la marque de leur sympathie mutuelle. Il n’en avait pas toujours été ainsi. D’instinct, Raph se méfiait des homosexuels dont trop souvent il avait eu à supporter les avances flatteuses, mais fatigantes. Il n’était pas toujours d’humeur à les traiter avec humour, à telle enseigne que l’un de ses amis, psychiatre réputé, lui avait dit en plaisantant — mais cette plaisanterie l’avait épouvanté — que sa répugnance envers eux n’était, inversée en son contraire, que le contrepoids d’une attirance refoulée à leur égard. Raph s’en était senti défaillir : lui, le tombeur, attiré par les pédales ? Et pourtant…
Avec gêne, un souvenir lui revint en mémoire. C’était à Rome, dix ans plus tôt. Il avait accepté de déjeuner avec Dodino, via Veneto. Mine de rien, sans y penser, il avait emmené avec lui son photographe. Amore, comme à l’ordinaire, avait été d’une drôlerie éblouissante. Raph était assis en face de lui, son ami à sa droite. À un moment, Dodino, qui leur faisait face à tous deux, s’était déchaussé sous la table et, sans hésiter, avait remonté son pied nu entre les cuisses de Dun jusqu’à ce qu’il sente ses parties sous ses orteils. Pour la première fois de sa vie, Raph avait rougi comme une pivoine, jetant un regard furtif vers le photographe pour savoir s’il avait vu ou non ce qui lui arrivait. Il avait reposé ses yeux sur Dodino, pour les en détourner aussi vite, gêné par cette épreuve que l’autre lui imposait avec un sadisme qui se lisait sur son visage, et, surtout, par l’expression de son regard, fixé sur ses yeux à lui, un regard qui signifiait : « Vas-y maintenant, montre-moi comment tu t’en sors ! »
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