« Pardon ?… »
La Menelas roucoula :
« Je vous demande où est le piano ? »
Écrasé par un sentiment de culpabilité révoltante, il hocha la tête en direction de l’instrument. La Menelas feignit de le découvrir avec un air de stupéfaction :
« Ça ?… »
Elle le considéra les narines pincées, comme s’il eût été un objet sans contour précis exhalant une odeur désagréable, ne se décidant pas à l’effleurer du bout des doigts…
« Est-ce que vous êtes en train de me dire que vous souhaitez me voir jouer avec ÇA ?
— Madame… Léonard Bernstein… Arthur Rubinstein…
— Qui ça ?
— Léonard…
— Connais pas !
— Arthur…
— Je ne veux même pas le savoir !… Voyons… Est-ce un Beechstein ?
— Non… Mais…
— Pas un Beechstein ?… s’adressant à l’un des trois hommes… Mimi ! Dis-leur que rien n’est fait ! »
Mimi se retourna d’un air navré vers le directeur, ouvrant les bras en signe de résignation. L’autre bégaya :
« Madame… Je vous donne ma parole que ce piano…
— Mimi ! Dis à ce monsieur que je n’envisage pas de discuter avec lui ! Cette chose… là… n’est même pas suffisante pour qu’un débutant y fasse ses gammes ! »
Le directeur tenta un dernier « Madame… », mais la Menelas ne le laissa pas poursuivre :
« Mimi ! Nous partons ! Je reviendrai quand les conditions de travail seront correctes ! »
Elle tourna les talons, impériale, et allait disparaître en coulisses lorsqu’un véritable cri de désespoir la fit s’immobiliser :
« Madame !… Je vous en supplie !… Essayez-le au moins !… »
Sarcastique, la Menelas le dévisagea :
« Vous y tenez vraiment ? »
En quelques pas rapides, elle atteignit le piano, donna de ses mains gantées trois coups de poing rageurs sur le clavier dont les plaintes s’élevèrent dans l’espace, jusqu’aux balcons plongés dans les ténèbres…
« Chopin là-dessus ! Vous voyez bien qu’il est faux ! Vous avez entendu ? Faux ! Faux ! Faux et archifaux ! Pas de Beechstein, pas de récital ! »
Après qu’elle eut disparu sans espoir de retour, Mimi, qui trottinait dans son sillage, glissa au directeur :
« Ne bougez pas avant que je vous fasse signe ! Ce matin, elle a ses nerfs… Je vais tâcher d’arranger ça !… »
Avant de s’éclipser, il lança encore :
« Naturellement, si vous n’avez pas un Beechstein avant deux heures, rien n’est fait ! »
Dans la salle où vibrait encore l’éclat des quelques notes, le directeur, resté seul avec son adjoint, regarda avec mélancolie les premiers rangs d’orchestre. Puis, sans transition, éclata :
« Alors ?… Qu’est-ce que vous attendez ?… Vous n’avez pas entendu ce qu’a dit la Menelas ?… Elle veut un Beechstein ! Un Beechstein vous comprenez ?… Démolissez-moi ce bordel de ville mais trouvez-moi un Beechstein avant une heure ! »
Marc en était malade : ce qui venait de lui arriver était épouvantable. Quand il ne tournait pas le matin, il ne se réveillait jamais avant onze heures. Belle, qui surveillait jalousement son emploi du temps, pouvait passer des heures au bar du studio, attendant qu’il ait fini ses scènes. De temps en temps, toutefois, elle avait un tournoi de gin-rummy se prolongeant tard dans la nuit. Alors, Marc en profitait pour aller chercher une aventure rapide ou, quand il ne pouvait faire autrement, téléphonait à Lena de venir le rejoindre à Paris… et elle arrivait.
Pour eux deux, Lena avait loué un appartement rue de la Faisanderie, dont chacun possédait la clef. Partant du principe que leurs brèves rencontres se passaient dans un lit, Lena avait axé la décoration de la chambre sur ce seul ornement : un lit carré de deux mètres cinquante de côté, pour lequel elle avait dû faire fabriquer, dans une maison mondialement connue de la rue de la Grange-Batelière, des draps spéciaux de couleurs variées, bleu pervenche, rouge sang, noir et cobalt jaune. Monté sur un socle d’acier, le lit offrait la particularité d’avoir en son centre un immense accoudoir de cuir massif, que l’on rabattait comme on le fait à l’arrière des voitures de luxe. Indifféremment, on pouvait y poser les plateaux du petit déjeuner, le téléphone, la télévision et, éventuellement, il pouvait fournir un insolite point d’amarrage pour les joutes amoureuses. À Paris, la plupart des actrices françaises ou étrangères, partenaires occasionnelles de Marc, avaient connu les honneurs de cette couche unique sous sa houlette experte et nonchalante. La femme de chambre qui venait faire le ménage tous les jours trouvait parfois les traces d’une orgie de la veille, draps saccagés, bouteilles vides, restes de caviar. Marc estimait lui donner assez d’argent pour être certain de son silence.
Ce qui faisait enrager Lena lorsqu’elle venait, c’est qu’il ne consentait jamais à passer une nuit entière à ses côtés. Vers les cinq heures du matin, ou avant s’ils s’étaient disputés, ce qui lui donnait un excellent prétexte pour partir en claquant la porte, Marc se levait après une dernière caresse, passait sa chemise en prenant soin d’avoir des poses qui flattaient sa silhouette, embrassait sa maîtresse une dernière fois et se résignait à entendre cet invariable dialogue dont il était l’un des protagonistes :
« Tu pars déjà ?
— Tu sais bien qu’il le faut.
— Reste encore un peu… Une minute…
— Lena…
— Embrasse-moi… »
C’est connu, chez le mâle normalement constitué, l’exercice de l’amour et la satisfaction du désir entraînent une chute libre des sentiments lorsque la tendresse ne prend pas le relais du plaisir. Marc, qui n’avait qu’une envie, foutre le camp, était donc contraint de simuler une gentillesse qu’il était loin d’éprouver.
« Lena…
— Encore…
— Tu as vu l’heure ?
— L’heure ! Toujours l’heure ! J’aimerais tellement passer une nuit entière avec toi…
— Tu sais bien que ce n’est pas possible… »
Butant sur son silence réprobateur, il se croyait obligé d’ajouter :
« … pour le moment… »
Lena, qui n’était pas difficile, se contentait pendant quelques secondes de ce « pour le moment ». Elle repartait à la charge :
« Tu ne te rends pas compte, toi…
— Dis-moi…
— Je m’ennuie sans toi.
— Moi aussi.
— C’est vrai ?
— Oui, c’est vrai.
— Pourquoi ne m’épouses-tu pas ? »
Il essayait l’ironie :
« Tu es déjà mariée. »
Aïe ! Il avait tendu le bâton pour se faire battre : avec elle, chaque mot était source de danger.
« Dis-moi un mot, un seul, et je divorce. »
Et elle ajoutait :
« Ne te fatigue pas, je sais bien qu’elle te fait peur. »
Il haussait les épaules d’un air apitoyé tout en pensant : « Comme elle a raison… » Belle en effet lui inspirait une terreur viscérale, à tel point qu’en sa présence, il avait l’air en permanence abruti à force de faire semblant de ne pas voir, dans la rue ou ailleurs, celles qui le regardaient. Par extension, cet « œil » de Belle, collant comme celui de Caïn, le suivait partout, même lorsqu’il n’était pas en sa compagnie. Il disait :
« Tu sais très bien que je suis lié à elle par des questions d’intérêt.
— Épouse-moi, je réglerai toutes tes questions en cinq minutes.
— Lena… Et tes enfants ?
— Ils viendront vivre avec nous. »
Marc détestait les enfants. L’idée que sa superbe intimité puisse être troublée par des mouflets lui donnait des frissons dans le dos.
« Quand je suis seule, je pense que c’est avec elle que tu partages tout. Et qu’est-ce que je fais, moi, pendant ce temps ? »
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