Discrètement, Ali disparut comme il était venu, d’autant plus vite qu’il ne voulait pas laisser Ahmed prendre de l’avance sur lui dans la petite fête qui allait suivre.
« Comment vous appelez-vous ? », dit l’émir aux enfants. Et il s’approcha d’eux, l’air patelin…
Le scénario en cours de tournage allait s’enrichir d’une nouvelle scène inédite, rigoureusement interdite aux moins de dix-huit ans.
Spiro leva la tête et scruta le ciel d’un bleu insoutenable. Depuis quelques secondes, ses oreilles percevaient un bourdonnement aux limites de l’audible mais ses yeux ne distinguaient encore rien. Soudain, il vit l’espèce de minuscule mouche sombre qui se mit à augmenter de volume en approchant de l’endroit favori où paissaient ses chèvres, l’éperon rocheux dominant le terre-plein qui formait corniche au-dessus des falaises enracinées dans la mer.
Pour en avoir vu plusieurs les jours précédents, il reconnut immédiatement un hélicoptère. Mais, contrairement à ceux qui avaient déjà atterri, celui-ci n’était pas gris fer, mais noir. L’appareil survola la plate-forme, sembla hésiter un instant et toucha terre délicatement. Les pales s’immobilisèrent dans un frémissement. Le silence…
Puis, malgré la distance, Spiro entendit nettement les pentures tourner autour des gonds. La porte de la carlingue s’ouvrit et une silhouette en combinaison noire sauta au sol, inspecta les alentours, regarda sa montre et fit quelques pas. L’homme revint vers l’appareil, tendit la main et aida à descendre trois personnages vêtus de longues robes blanches comme des bachi-bouzouks, ces tueurs turcs que son oncle lui avait montrés sur une gravure. Sauf que les trois types n’avaient pas de sabre — ils les dissimulaient sans doute sous les plis de leur robe. Maintenant, ils étaient tous en plein soleil, debout, pierres blanches et noires dans la craie aveuglante du paysage…
Pendant une éternité, rien ne se passa. Et à nouveau, ce fut ce bruit. Surgi d’un point invisible de l’horizon, un essaim vrombissant prit brutalement possession de l’espace. Effaré, Spiro compta six appareils noirs qui fonçaient droit sur son repaire. Quand ils passèrent au-dessus de lui, d’instinct, il rentra la tête dans les épaules et s’aplatit autant qu’il le put sur la mousse sèche du talus, faisant corps avec elle. Quand il osa risquer un regard, les hélicoptères se laissaient glisser mollement jusqu’à la corniche, semblant, vus d’en haut, se poser avec la douceur de feuilles mortes. Des passagers descendirent, hommes ou femmes tous en noir, araignées insolites sur champ de neige. Il y eut des mains serrées, des conciliabules mystérieux et un mouvement collectif des têtes quand sortit du ciel un septième appareil qui fit un tour complet sur lui-même avant d’atterrir près des autres. Ses occupants se rangèrent aux côtés des premiers venus.
Commença une nouvelle attente immobile dans un silence redevenu absolu. Avec désespoir, Spiro s’aperçut que ses chèvres avaient dévalé le talus, mais il n’eut pas la force de s’arracher au spectacle pour aller les récupérer… Plus tard… En bas, soudain, les têtes se tournèrent en bloc vers un point invisible situé au-delà des éboulis. Spiro y porta vivement le regard : deux énormes voitures noires roulant au pas, l’une derrière l’autre, sur le sentier empierré, cahotaient vers le terre-plein. Comment étaient-elles arrivées là sans qu’il ait pu les voir ? Peut-être au moment où il gravissait avec son troupeau l’autre versant de la colline ? Huit personnes en descendirent — trois d’entre elles étaient des popes. Le plus petit des hommes qui venait d’arriver, après avoir serré plusieurs mains, prononça deux mots qui eurent le pouvoir de faire éclater les groupes. Tout le monde grimpa dans les hélicoptères. Il y eut le bruit des portes qui claquaient et le premier sifflement d’un rotor auquel se mêlèrent bientôt les miaulements des autres hélicoptères dont on lançait le moteur. Presque simultanément, tous s’élevèrent lentement dans un bruit terrifiant. Arrivés à la hauteur de Spiro, ils prirent de la vitesse et piquèrent droit vers le sud. Sur la corniche, il ne resta plus que les deux voitures dont les chauffeurs, figés, regardaient disparaître la flottille volante. À leur tour, ils montèrent dans leurs véhicules et démarrèrent, s’évanouissant aux yeux de l’enfant derrière un éboulis de la pente.
Alors, tout le paysage blanc de roches et bleu de ciel se retrouva abandonné à lui-même, déserté, comme si rien jamais ne s’y était passé. Abasourdi, Spiro se demanda à qui il pourrait bien raconter ce qu’il venait de voir. Qui d’autre en dehors de son oncle ? Pourtant, ces jours derniers, quand il lui avait posé timidement quelques questions, l’oncle n’avait pas daigné lui répondre, se contentant de faire peser sur lui un regard qui ne signifiait rien.
Depuis vingt minutes environ, les sept hélicoptères volaient en formation serrée à cent mètres au-dessus des vagues. Avant le départ, S.S. avait dit à Jeff que les autres devaient suivre.
« Allez droit devant vous, pas trop haut, pas trop vite. C’est tout. »
Le pilote commençait à se demander si son patron le prenait pour un clown. Ce vol sans objet et sans destination le plongeait dans un vague malaise. La certitude que les autres pilotes en savaient encore moins que lui ne le consolait pas. En outre, par une étrange lubie, Satrapoulos avait exigé que le poste de commandes soit coupé de l’arrière de la carlingue. À contrecœur, Jeff avait dû tendre, dans le « vaisseau amiral », une espèce de store opaque dont la présence dans son dos le faisait grincer des dents. En principe, Mme Lena aurait dû monter elle aussi à son bord. Mais, à l’instant du décollage, le Grec avait changé d’avis et l’avait priée de le laisser seul. Mme Lena avait donc été recueillie dans l’appareil où s’étaient entassés les popes. Machinalement, Jeff jeta un regard de côté pour voir si les copains suivaient. Il fut un peu rassuré de les apercevoir sur sa droite, déployés dans son sillage en formation triangulaire. Qu’est-ce que ça voulait dire, tout ça ? C’était un pique-nique, une messe en mer, une surprise-partie, ou quoi ? Et les autres, les invités du patron, étaient-ils au courant ? Savaient-ils au moins ce qu’on allait foutre au large.
« Dis-lui, toi, maman ! Dis-lui ! »
Médée Mikolofides ne répondit pas à sa fille mais fronça légèrement le sourcil. D’une voix aiguë, Irène insista :
« Vas-y maman ! Il a peur de toi ! Dis-lui ce que tu penses ! »
Dans son coin, plutôt gêné, Kallenberg poussa un grognement :
« Tu vas ficher la paix à ta mère, non ! »
La grosse Médée s’agita sur son siège. Presque autant que l’argent, elle respectait la mort et les cérémonies funèbres. Le moment lui semblait très mal choisi pour se mêler à une querelle de ménage. Elle ne vouait pas une très grande estime à son gendre, mais elle appréciait sa dureté en affaires, qualité qu’elle avait appris à respecter depuis son plus jeune âge.
Elle glissa un coup d’œil au pilote qui ne devait pas en perdre une miette malgré le bruit des moteurs. Quand on appartenait à une famille aussi riche que la leur, on avait pour premier devoir de garder sa dignité devant les inférieurs. En tout cas, c’est ce que Médée s’était efforcée d’enseigner à ses trois filles et ce que son défunt mari lui avait toujours répété. Malheureusement, Irène n’avait pas l’air de comprendre et ne désarmait pas :
« Rien pour la Noël, rien ! Tu as vu ce que Socrate a offert à ma sœur pour l’anniversaire des jumeaux ? »
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