« Faites un autre tour ! dit-il au chauffeur.
— Il est aussi riche qu’on le dit ? demanda Nancy.
— Encore plus que ça.
— Plus riche que Satrapoulos ? » lança Gina.
Dun ne put s’empêcher de sourire :
« Disons qu’ils se valent. Mais vous savez, mes biches, dans les affaires, une foule de catastrophes peuvent survenir. Ça départage…
— Dis, Nancy, tu le connais toi ?
— Qui ça ?
— Kallenberg.
— Non. Et toi ?
— Non. Il est marié ? »
Raph y alla de son grain de sel, les interrompant :
« Oui. Il est marié. Et t’imagine pas qu’il va t’épouser. Il baise, mais il n’épouse pas. »
Il éclata de rire. Il enchaîna :
« Vous y êtes mes cocottes ? Prêtes pour l’entrée ? Alors on y va ! »
Il cria au chauffeur : « Stop ! »
L’autre réussit à se faufiler en deuxième position, ce qui n’était pas si mal. Il y eut un cri dans la foule : « Écartez-vous ! » On entendait la sirène d’une ambulance. Elle fut bientôt derrière la Cadillac, lui faisant des appels de phares autoritaires pour prendre sa place. Le chauffeur de Dun dut se déplacer, avant que Raph et ses compagnes puissent mettre pied à terre. Il s’arrêta cinq mètres plus loin, bloqué par le trottoir sur sa droite, et à gauche, à l’avant et à l’arrière par la marée de voitures. « Ne bougez pas ! cria le reporter… Je vais voir ce qui se passe ! » Il claqua la portière et vit deux infirmiers escalader au sprint les marches du perron, une civière sous les bras. Cinq secondes s’étaient à peine écoulées que les infirmiers, entourés d’une nuée d’hommes en smoking, gesticulant, réapparaissaient, ployant sous le poids d’une énorme bonne femme endiamantée, allongée sur la civière, son visage gélatineux et tressautant crispé de douleur. Malgré le tragique du spectacle, quelqu’un cria :
« C’est la mémère qui a glissé sur la neige ! Elle s’est cassé la jambe ! »
La foule éclata de rire. En se hâtant les infirmiers enfournaient la civière dans l’ambulance, pendant qu’une voix lançait :
« La prochaine fois, maman, faudra apporter tes skis ! »
« Très drôle, pensa Dun qui enrageait d’avoir raté son entrée. Seulement, la mémère, elle vous emmerde. Et quand la fête battra son plein, vous serez déjà en train de ronfler dans vos clapiers ! »
Il se dirigea avec colère vers la Cadillac pour aller chercher les deux filles.
Amore Dodino faisait mentir la légende : il était chanteur et il n’était pas bête. Il faut dire aussi que sa voix était très médiocre. Il ressemblait à un cheval, un beau cheval. Il en avait la tête osseuse, allongée, les méplats du maxillaire, la crinière superbe, le torse raide du centaure vissé dans la cambrure des fesses, hémisphériques, semi-lunaires. Quand il esquissait le départ d’un léger galop pour aller serrer un ami sur sa poitrine, et l’embrasser rituellement trois fois sur les deux joues, droite, gauche, droite, on s’attendait toujours à ce qu’il hennisse. Et au lieu de cela jaillissait immanquablement de ses lèvres une phrase désopilante, inattendue, foudroyante, dont l’ami en question faisait les frais, ce qui la rendait plus drôle encore pour les personnes présentes. Ou alors, il balançait à Pierre une méchanceté sur Paul, courait embrasser Paul, — droite, gauche, droite — et lui murmurait une atrocité sur Pierre. Moralité : les deux victimes riaient, sachant bien que chacune était l’objet du rire de l’autre, mais par cela même, se sentaient quittes réciproquement. Paradoxalement, les têtes de turc de Dodino vouaient à leur tourmenteur une passion farouche, reconnaissantes qu’il les ait prises pour cible. Amore, en effet, ne se moquait pas de n’importe qui. Plus encore que ses mots cruels — répétés, déformés et souvent embellis par ses admirateurs — son silence équivalait à une condamnation à mort dans le cercle fermé de la « café-society » internationale, où la mise au ban du groupe est plus assassine qu’un exil sous la monarchie. Dodino, sans l’avoir cherché réellement, s’était vu ériger en juge de cette caste, en grand maître ayant le pouvoir discrétionnaire d’agréer ou de rejeter. Malheur à qui lui déplaisait ! D’un mot, il faisait mouche, allant d’instinct rouvrir les vieilles blessures que les rires des témoins, ses complices, envenimaient jusqu’à la gangrène. Il était adorable, sans pitié, homosexuel comme l’enfer et si imprévisible que nul n’était certain de rester longtemps dans ses bonnes grâces.
Pour l’instant, il venait de jeter son dévolu sur une jeune femme éclatante qui croulait de rire en entendant ses saillies — à ce propos, il venait de lui dire : « Ma chérie, ce sont les seules qui, de ma part, soient capables de vous provoquer des spasmes ! » Peggy Nash-Belmont en hoquetait d’aise et trouvait Dodino « absolument fantastique ». Dès qu’un nouvel invité arrivait dans l’immense salon de Kallenberg, il l’épinglait avec art en trois flèches acérées et irrésistibles. Bien entendu, il connaissait son Gotha sur le bout des ongles et savait parfaitement qui était Peggy, son nom, son ascendance, sa fortune, les relations de sa famille, les mariages de son père, les prénoms de ses deux grand-mères, les diminutifs de ses sœurs, la situation de son compte en banque, le nom de son couturier, de son coiffeur, de son parfum. Pourtant, Dodino s’était comporté à son égard comme s’il n’avait jamais entendu parler d’elle. Peggy s’y était laissé prendre, qui s’imaginait avoir été « découverte ».
« Excusez-moi un instant », dit Amore à Peggy.
Il se précipita à la rencontre d’une énorme femme, vêtue de bijoux à travers le feu desquels on apercevait le hideux tissu vert pomme d’une robe de grand faiseur — « mais, sur elle… », songea Dodino. Elle avait des épaisseurs de chair là où on eût attendu des creux, et malgré la fabuleuse avancée de sa poitrine, réussissait à être encore plus large du bas que du haut. « Comtesse ! » gloussa Dodino. Elle glapit : « Dodo ! Mon petit Dodo à moi ! » Courbé sur ses mamelles comme l’alpiniste en dérive sur un roc, Dodino tentait d’atteindre son visage, frémissant de multiples bajoues — selon ses mouvements, le nombre de ses mentons décuplait. Un, deux, trois, ce fut l’embrassade. Le mari du dinosaure, le comte Manfred Lupus, souriait à l’arrière, d’un air niais, esquif frêle à la remorque d’un navire de guerre. En Allemagne, il dirigeait des milliers d’ouvriers et était propriétaire d’une grande partie du complexe de la Ruhr. Quand sa femme parlait, il se taisait. Quand il voulait parler, elle lui coupait la parole, la dernière chose qu’elle puisse encore couper, le reste ayant été symboliquement sectionné depuis longtemps. Déjà, Amore les abandonnait en pleine mer, caracolant vers Raph Dun :
« Tu es ici, toi ? On invite n’importe qui ! Présente-moi à ces créatures de rêve, oui, là (baissant la voix)… On t’a laissé entrer avec ces boudins ?
— Voici Gina… et voici Nancy.
— Adorables ! (à Dun, entre les lèvres)… Elles puent ! Vous voyez l’éléphant, là-bas ? La mère Lupus… Eh bien, j’ai peur qu’elle mette bas ce soir même ! Pourtant, on la dit androgyne. Il faudra que j’en parle à Jean… Jeannot ? Vous connaissez ? Rostand !… »
Tout en parlant, Dodino passait une main insistante sur les fesses de Dun qui sourit :
« Retour d’affection ?
— Non mon chéri, retour d’âge. Je suis en pleine ménopause. Et ne me regarde pas comme ça ! On dirait que, toi aussi, tu es enceinte ! (aux deux filles) Ma parole, regardez-le ! Il a le masque ! »
Gina et Nancy s’esclaffèrent. Elles connaissaient Dodino de réputation et étaient prêtes à rire de n’importe quoi, pourvu qu’il ne pense pas qu’elles n’aient pas compris. Des valets passèrent, porteurs de toasts au caviar blanc, suivis d’enfants en perruque chargés de verres et de champagne.
Читать дальше