Aussi, Barbe-Bleue se méfiait-il des valeurs « sûres », sachant très bien qu’elles ne le seraient bientôt plus, condamnées à la baisse par le trop grand nombre de leurs supporters. C’est dans cet esprit qu’il avait misé sur l’émir de Baran. L’émirat de Baran, dans le golfe Persique, n’était qu’une langue de terre sans ombre ni eau, torride, peuplée de dix mille fanatiques en haillons, crevant de faim et d’un excès de religion. L’émir, Hadj Thami el-Sadek, qui passait pour un prophète, était un politique intransigeant, prêchant la pureté et la guerre sainte — il n’y avait pas de pétrole chez lui. Quand Kallenberg lui avait livré un bateau d’armes, six mois plus tôt, il avait été étonné d’apprendre que Satrapoulos, avant lui, avait pratiqué la même manœuvre à fonds bloqués, d’ordre purement tactique. Apparemment, son beau-frère n’avait perdu ni son temps ni son argent.
Appuyé par sa poignée de soldats fous, l’émir de Baran s’était rapidement imposé par ses perpétuelles références au Coran, invoquant Allah comme moteur de toutes ses actions, pratiquant une ascèse scrupuleuse, imposant par son verbe et la force de ses convictions. Elles allaient toutes dans le même sens : tous les cheiks ou émirs du golfe Persique devaient le prendre comme chef religieux et accepter son autorité morale, lui que nul ne pouvait suspecter de bas mobiles matériels. Les uns après les autres, ses confrères, qui lui devaient bien ça en raison de sa pauvreté, avaient accepté de se ranger sous sa bannière, ne sachant pas à quoi ils venaient de s’engager. Bientôt, l’influence de Hadj Thami el-Sadek grandit. En cas de litige, on le priait de trancher le débat. Avant même d’aller voir ses pairs, les ambassadeurs des pays étrangers venaient le consulter respectueusement, sachant bien que toute signature d’accord passerait par son caprice. En très peu de temps, il était devenu, à la grande rage de ceux qu’il représentait, leur porte-parole officiel. Conscient de la réalité de son pouvoir, il redoubla de ferveur religieuse, se posant en exemple aux sujets mêmes des autres souverains : une espèce de Gandhi, à sec sur un radeau dans une mer de pétrole.
Au niveau de ses affaires, Kallenberg était en concurrence directe avec plusieurs gouvernements, ceux des États-Unis, de l’Allemagne, de la France et de la Grande-Bretagne. Après de multiples contacts secrets, il réussit à se faufiler jusqu’à l’émir et lui joua une comédie humble et dévote, dont l’enjeu était d’obtenir un fantastique marché : le transport des millions de tonnes de pétrole brut en provenance de tous les émirats du golfe Persique. L’émir fut séduit par un homme qui parlait sa langue, était parfaitement au courant de ses travaux, de ses ambitions, et, en outre, pouvait citer des versets entiers du Coran. Néanmoins, il resta inébranlable à ses arguments, se réservant de prendre plus tard une décision qu’il jugerait conforme à la conjoncture politique — sa politique à lui. Lorsqu’il cita le nom de Satrapoulos, Kallenberg lui fit discrètement remarquer que c’était un homme sans religion, un athée, un agnostique, ce qui était bien dommage, étant donné les vastes qualités commerciales de son honorable concurrent. Sans avoir l’air d’y toucher, Barbe-Bleue chercha à savoir si les prix proposés par S.S. étaient tels qu’il n’y avait aucune surenchère possible. Son hôte s’indigna d’une préoccupation aussi bassement terre à terre : pour des raisons humanitaires, il avait écarté de l’affaire les plus grands pays du monde, se réservant d’en laisser le privilège à une entreprise privée, afin de rester neutre et de ne favoriser aucun gouvernement au détriment d’un autre. Son acquiescement n’était donc pas déterminé par une question d’argent, mais par un souci de convenances morales. Kallenberg se demanda jusqu’à quel point l’émir ne le prenait pas pour un imbécile : affolé par l’idée de cet énorme marché qui allait peut-être lui passer sous le nez, il décida de savoir jusqu’où il pouvait aller trop loin, et plaça sa botte, fleurie et venimeuse :
« Prince, les raisons que vous invoquez sont si nobles, si rares et si inattendues, que je me sentirais coupable de ne pas vous éclairer. Voyez-vous, l’homme avec qui vous me mettez en balance a épousé la sœur de ma propre femme. C’est dire que je le connais bien. Je crains, si vous lui donnez la préférence, que vos partisans apprennent des choses déplaisantes sur lui, qui risqueraient de discréditer votre choix.
— Quelles choses ? »
Barbe-Bleue fut pris de court. Jusqu’à cet instant, la conversation avait plané sur les purs sommets de la rhétorique ; et voilà que le vieux forban le poussait à des cancans.
« Eh bien… les femmes… »
En souriant, Hadj Thami el-Sadek lui lança, le regardant droit dans les yeux :
« Si l’amour des femmes était un péché pour les Occidentaux, alors, vous seriez aussi un pécheur. »
Kallenberg fut désarçonné : il ne s’attendait pas à ce que cet Arabe illuminé ait fait prendre des renseignements sur lui, et soit au courant de ses petites manies. Il fallait trouver autre chose, de plus musclé. Il eut une illumination : comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Il prit un air songeur et dit :
« Ce n’est pas aux femmes que je fais allusion, mais à la femme. Je m’explique. À Londres, des journalistes sont venus me voir. Ils souhaitaient publier un reportage sur la seule femme qui soit vraiment digne de respect : une mère. Or, Satrapoulos laisse la sienne mourir de faim. Il ne l’a pas vue depuis trente ans, refusant de lui verser la plus petite obole. Si la nouvelle se répand, si le scandale éclate, il y aura, même dans les milieux financiers, des braves gens qui s’en indigneront. Les journaux du monde entier reprendront la nouvelle. Satrapoulos n’a pas que des amis (là, il allait peut-être un peu trop loin ?). Ses coups de bluff déplaisent à beaucoup de gens sur la planète. Il suffit d’un rien pour qu’une campagne se déclenche contre lui. Si elle a lieu, il sera discrédité. Et avec lui, ses proches.
— Vous dites que ce reportage est déjà fait, ou qu’on a l’intention de le faire ?
— Il est déjà fait : j’ai vu les photos de cette malheureuse créature.
— Pourriez-vous me les faire tenir ?
— Il faudrait que je retrouve ceux qui me les ont apportées.
— Pour un homme ayant votre abattage, ce doit être un jeu. Montrez-les-moi simplement. Ensuite, nous aurons une nouvelle conversation. »
Quand Kallenberg se jeta dans son avion, il avait la tête bourdonnante. Il avait vaguement entendu parler, comme tout le monde, de cette mère invisible mais toujours vivante, menant quelque part dans les montagnes grecques une existence d’indigente. Mais était-ce bien vrai ? L’histoire n’appartenait-elle pas à la légende de S.S. ? Et si elle était authentique ?
Pour s’en assurer, Barbe-Bleue pensa immédiatement à Raph Dun, un pique-assiette insignifiant de la jet society, vivant au-dessus de ses moyens, mais parvenant à être partout, à se glisser dans tous les coups. Il se souvenait de lui parce que, au cours d’un cocktail, il avait eu le culot de prier Kallenberg de le rejoindre chez lui, au Ritz, pour y vider quelques verres avec des amis. Herman aurait refusé, bien sûr, n’eût-ce été la fabuleuse créature que Dun avait à ses côtés ce soir-là. Il était allé à la soirée et avait eu la fille, complaisamment fourrée dans son lit par les soins de ce petit name dropper. À trois ou quatre reprises, dans des endroits étonnants et qu’il aurait cru mieux protégés, il l’avait rencontré de nouveau, et ce petit minable s’était comporté envers lui d’une manière horripilante, comme s’ils étaient complices. Arrivé au Hilton de Djibouti, Kallenberg téléphona immédiatement à son bureau de Paris pour qu’on mette la main sur Dun et qu’on le lui amène. Le lendemain, les deux hommes se retrouvaient à Londres. Kallenberg, affichant une amitié débordante, avait demandé au journaliste s’il était capable de se montrer discret sur l’origine de ses informations. L’autre avait eu un joli mouvement de bras sur son cœur.
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