Quand Ulysse la prit dans ses bras pour lui caresser les cheveux affectueusement, Irène, pas dupe, comprit que cette faveur spéciale ne lui était adressée que par rapport à l’« autre ». Pour mériter de nouvelles marques d’attention, il allait donc falloir ruser et simuler un amour exagéré pour tout ce que son père aimait lui-même.
Elle s’était à peine remise du choc de Melina que naissait Helena. Par une grâce injuste, Lena, dès la première minute de sa vie, avait été belle. On s’extasiait sur le bleu profond de ses yeux, la perfection de son nez minuscule, le modelé délicat de ses mains, la finesse de ses cheveux, et Irène dut admettre que la vraie rivale, c’était elle. Aussi, cria-t-elle au miracle plus fort que les autres, affichant une idolâtrie qui lui provoquait des nausées, tant elle devait prendre sur elle pour étouffer ses sentiments réels. Elle participait volontiers aux opérations d’hygiène, lavant le bébé, guettant l’instant où chacun aurait le dos tourné pour lui pincer les cuisses, sauvagement. Pour justifier les cris de Lena, elle poussait la mise en scène jusqu’à refermer les petits poings de sa sœur sur une touffe de ses propres cheveux, comme si la victime, c’était elle. Elle avait alors un prétexte physique de souffrir pour avoir fait souffrir, et à ses pleurs authentiques, qui la libéraient, se mêlait le remords d’avoir accompli cet acte cruel dont les motifs profonds la dépassaient.
Irène devait se retrouver marquée pour la vie par cette ambivalence psychique, prenant radicalement le contre-pied de ses désirs, ne les dévoilant jamais, étouffant de les garder secrets, cultivant une exaltation dangereuse à ce point de bascule crucial où s’affrontent pulsion et culture dans le champ clos du cœur ; la guerre ne finissait jamais, entretenue par ses soins avec une ténacité d’autant plus perverse que le combat était sans raison, gratuit. Exemple de ce phénomène culpabilité-autopunition, il lui arrivait de se gaver d’un mets dont la seule vue lui soulevait l’estomac — les concombres entre autres — pour se châtier d’avoir eu envie de poisson grillé, qu’elle adorait, qui était là, devant elle, sur la table, et qu’elle refusait de manger. Quand une personne lui déplaisait, ce qui était fréquent, elle lui prodiguait mille attentions, feignant systématiquement d’apprécier ce qu’elle haïssait et, inversement, de mépriser ce qui l’attirait.
À cet épuisant régime, elle eut la satisfaction de faire sa première dépression nerveuse à seize ans, se réfugiant avec volupté dans cet état morbide, qui avait l’avantage inouï de lui redonner le premier rôle, celui que ses sœurs, tour à tour, lui avaient volé. C’était délicieux de voir défiler la famille à son chevet, inquiète, prévenante, et de la sentir à la merci de son humeur, quand elle souriait faiblement, pour mieux montrer le courage avec lequel elle acceptait son mal : désormais, elle connaissait le moyen infaillible de ramener à elle les sympathies défaillantes, les affections égarées. Elle n’allait jamais l’oublier : chaque fois qu’elle était en manque d’amour, elle se précipitait dans cette délicieuse forteresse, la maladie, d’où tentaient distraitement de la sortir des médecins opiniâtres et bornés, la bourrant, selon sa mine, de calmants, de fortifiants ou d’excitants.
Trois jours avant l’anniversaire de ses quatorze ans, Ulysse Mikolofides mourut d’un infarctus. Irène assista à l’arrivée du corps de son père qu’on avait ramené dans une ambulance après avoir vainement tenté de lui prodiguer des soins à l’hôpital. L’armateur était mort à son bureau, « frappé en plein travail », comme le précisait la version officielle — démentie par quelques mauvaises langues prétendant qu’il avait succombé à une absorption massive d’aphrodisiaques destinés à maintenir dans l’illusion une secrétaire particulière de dix-neuf ans. Alors qu’on s’interrogeait sur le sort des immenses richesses qu’il avait amassées, Médée réagit d’une façon foudroyante : se sentant investie d’une mission, elle réunit plusieurs conseils d’administration et annonça qu’elle continuait l’œuvre de son mari. Elle eut tôt fait de faire disparaître les quelques sourires polis égarés sur des visages sceptiques. Quelques licenciements et une autorité pleine de morgue vinrent à bout des collaborateurs récalcitrants. Les concurrents eux-mêmes s’aperçurent très vite qu’ils ne gagnaient pas au change. Médée, qui avait toujours vécu dans l’ombre de son mari, s’affirmait comme une femme d’affaires hors pair, capable de prendre des décisions instantanées, soutenue par un flair redoutable. Trois ans lui suffirent pour doubler le capital pourtant fabuleux légué par Ulysse. Pendant ce temps, les trois filles de la « Veuve », comme on l’avait surnommée, poursuivaient leurs études avec des fortunes diverses.
À vingt ans, Irène n’avait toujours pas reçu une demande en mariage digne d’être prise en considération. Craignant de rester vieille fille, elle se découvrit une passion furieuse pour le célibat alors que Lena, quatorze ans à peine, faisait déjà jaser : on chuchotait qu’elle avait ravagé le cœur d’un homme mûr, celui du célèbre Satrapoulos. Quant à Melina, seize ans, elle affolait les garçons du voisinage qui n’hésitaient pas, malgré les chiens, à franchir le mur de la propriété, pour apercevoir vaguement sa silhouette, entre les cyprès.
Néanmoins, Irène connut son jour de gloire à l’aube de sa vingt-deuxième année, perdant son pucelage d’une façon qu’elle était loin d’avoir imaginée avec un evzone dont elle dut soulever la jupe pour lui étreindre le sexe. Le militaire avait été requis par sa mère pour faire les cent pas devant la grille d’entrée, lors d’une réception. Il était assez bête pour méconnaître les usages, assez ignorant pour ne pas savoir qui elle était, assez fat pour se croire irrésistible. Irène, qui attendait sur le perron une tante haïe, avait remarqué son regard intéressé, qui pesait sur elle. Avec dédain et insolence, elle lui avait demandé pourquoi il la dévisageait ainsi. Très naturellement, avec un grand rire, il lui avait répondu : « Ce n’est pas ton visage que je regarde. C’est ton cul. Je le trouve superbe. » Irène en était restée muette de saisissement, n’arrivant pas à improviser une attitude appropriée à la situation : on ne lui avait jamais dit une chose pareille, et, secrètement, elle en était flattée. On lui parlait toujours de ses yeux, de son intelligence, de son sens du devoir, mais de son cul, jamais. C’était une découverte. À tout hasard, elle avait ri gauchement. Au cours de la soirée, elle répondit à peine aux compliments qu’on lui faisait — il n’était question que de ses yeux — s’enflammant au souvenir de cet animal brun, beau et ignare, dont elle avait déjà décidé que ce serait lui.
À onze heures du soir, elle le rejoignit. Il l’entraîna derrière le mur, dans un angle, laissa tomber sans façon sa pétoire antique, et lui fit l’amour debout, comme un soldat, à la hussarde. Suffoquée, Irène lui rendit maladroitement son étreinte, ne sachant pas si ce qu’elle éprouvait était bon ou mauvais, un peu comme lorsqu’elle avait mangé des huîtres, la première fois. En tout cas, c’était quelque chose de parfaitement déconcertant, sans rapport aucun avec les situations qu’elle avait pu imaginer en rêve, du haut de son inexpérience.
La chose à peine terminée, l’evzone, sans reprendre son souffle, la fit pivoter prestement et, toujours debout, lui fit l’amour une seconde fois, à la grecque. Puis, rajustant sa fustanelle avec l’air canaille d’un travesti, il éclata de rire. Timidement, elle lui demanda pourquoi, se sentant déjà ridicule. Il lui répondit : « C’est parce que je suis heureux. » À tout hasard, elle décida de se sentir insultée par ce bonheur avoué. Elle le gifla et s’enfuit dans les buissons, entre les arbres, pendant que le soldat, interloqué, tâtonnait à quatre pattes pour retrouver sa carabine.
Читать дальше