— Je m’en vais.
— Tiens, en effet, c’est drôle…
— Et tu sais pourquoi je m’en vais ?
— Je suppose que tu as envie de partir.
— Exactement.
— Tu t’en vas quand ?
— Ce soir, dès que j’aurai réglé les détails avec mon avocat.
— Tu vas en prison ?
— Au contraire, j’en sors. Je divorce.
— Ah ! bon… Tu devrais peut-être prévenir ta femme ?
— C’est précisément ce que je suis en train de faire. »
Irène mordit à belles dents dans sa tartine. Comme elle sentait une nausée l’envahir, elle adressa un grand sourire jovial à Kallenberg.
« Mais alors, mon chéri, tu es fâché !
— Pas contre toi. Contre moi.
— Oh ! c’est vilain ça ! Et qu’est-ce que tu t’es fait ?
— Je m’en veux d’avoir supporté aussi longtemps une conne de ton acabit.
— Tiens ?…
— D’ailleurs, tu n’y es pour rien, tu es folle. Ta place est dans une maison de santé.
— Mmmm… Tu serais mon infirmier. Tu me caresserais en me passant la camisole… »
Subrepticement, elle laissa tomber trois pilules de tranquillisants dans sa cuillère remplie de confiture de fraises. En général, elle ne prenait sa première dose que vers midi. Mais apparemment, il y avait urgence. Le plus grave, c’était le calme imperturbable de Barbe-Bleue, son imperméabilité à toute ironie, à tout sarcasme.
« Ne cherche pas à m’asticoter Irène, tu n’y arriverais pas. J’aurais dû te tuer l’autre jour, je ne l’ai pas fait parce que tu es cinglée, mais tu es encore plus morte que si je t’avais enterrée il y a dix ans.
— Ça ne t’aurait peut-être pas déplu… La fortune de la bonne femme sans la bonne femme. »
Il enchaîna sans daigner lui répondre :
« Tu comprends bien qu’après ce qui s’est passé, je ne tiens plus à vivre sous le même toit que toi. À la rigueur, je peux supporter la bêtise. Pas la trahison.
— Oh ! le gros mot !…
— Continue à faire le pitre, on verra bien qui rigolera en dernier !
— Alors mon petit chéri veut sa liberté ?… Tu as déjà jeté ton choix sur une pouffiasse ?
— Oui.
— Est-ce que je la connais ?
— Très bien.
— Puis-je savoir son nom ?
— Ta sœur. »
Irène ne comprit pas tout de suite — peut-être ne voulait-elle pas comprendre. Outre ses nausées qui avaient gagné en intensité, elle percevait maintenant le rythme fou de son cœur qui galopait dans sa poitrine. Elle fit un effort terrible pour ne pas montrer sa panique, s’efforçant de barrer le passage aux deux mots que sa conscience refusait. D’une voix presque normale :
« Qui as-tu dit ?
— Lena, ta petite sœur préférée, la perle de la famille.
— Non, c’est trop drôle !
— Arrête de beurrer des tartines ! Il y en a déjà douze sur la table. Tu vas les manger toutes ? »
Elle hurla :
« J’en beurrerai autant que je voudrai ! »
Herman jubila : cette fois, elle était touchée ! Il avait renversé les rôles ! Il susurra d’un ton doucereux :
« Très bien, ma chérie… très bien… Beurre, beurre donc ! Entraîne-toi, tu vas avoir du temps libre… »
Irène perdit tout contrôle :
« Et tu crois que je vais avaler ça ? Tu t’imagines que tu vas me plaquer pour ma conne de sœur ? Ah !… Attends que maman soit prévenue !… Je vais lui téléphoner tout de suite !
— Vas-y, mon amour, ne te gêne pas… Le téléphone, ça te connaît… Tu aurais dû faire carrière comme demoiselle des postes… Tu aurais pu semer la merde dans tout un circuit, espionner tout le monde…
— Herman… C’est vrai ?
— Tout ce qu’il y a de plus vrai. Après tout, tu peux toujours te faire épouser par ton ex-beau-frère. Après l’aide précieuse que tu lui as apportée, il voudra peut-être s’embarrasser d’une garce comme toi ?
— Salaud !… Salaud !… Salaud !… »
Elle saisit une soucoupe pour la lui lancer en plein visage. Au vol, il lui attrapa le bras et le broya méchamment dans ses battoirs :
« Irène, Irène !… Comme tu es nerveuse ! Allons, calme-toi !… Si tu es gentille, je t’inviterai à mes noces… Lena est d’accord. C’est qu’elle t’aime, ta petite sœur !
— Salaud ! Ordure !… Nos enfants !
— Ne t’inquiète pas, tu n’auras pas à t’en occuper !… Lena et moi avons décidé de les prendre avec nous. »
De sa main libre, elle lança une attaque vers ses yeux. Là encore, elle fut bloquée dans son mouvement. D’une seule main, Barbe-Bleue lui emprisonna les deux poignets. De l’autre, calmement, il lui assena une lourde gifle sur les lèvres :
« Calme-toi, chérie… Tu vois ce que tu m’obliges à faire ?… »
Irène se mit à gigoter frénétiquement, gémissant, la bave à la bouche, suffoquée. Brusquement, elle parvint à se libérer, lui échappa, fit deux pas vers la porte et s’écroula de tout son haut. Raide. Kallenberg s’approcha d’elle, méfiant. Quand il fut certain que son évanouissement n’était pas un simulacre, il lui balança un coup de pied dans le ventre :
« Tiens, salope ! Je te devais bien ça ! »
Puis, il s’avança dans le hall qui desservait l’étage, clamant d’une voix de stentor :
« Jeanine !… Jeanine !… »
La femme de chambre apparut…
« Venez vite, Jeanine !… Madame a encore eu une de ses crises ! »
Slim se fichait éperdument de l’architecture sudiste et de ses colonnades. La seule chose qui le frappait était l’absence d’air conditionné dans la chambre. Il faisait une chaleur épouvantable et sa montre marquait treize heures. Il s’était allongé sur son lit en sortant de la douche, sans se sécher. À quoi bon ? Même sans bouger, la sueur suintait de son torse nu et maigre. Comme Trendy le lui avait recommandé, il n’était sorti le matin que pour aller déposer sa carabine et trois chargeurs dans l’immeuble qui faisait face au Royal Orléans. La ville grouillait de monde, nul n’avait fait attention à lui. Une fois dans le bureau, il s’était installé devant la fenêtre protégée par des stores et avait étudié plusieurs angles de tir. Du gâteau… Il était convenu qu’il tire plusieurs balles dans la carrosserie dont certaines feraient éclater le pare-brise. Au moment des coups de feu, le désordre et la panique seraient tels qu’il pourrait filer tranquillement par les caves qui communiquaient et couraient sous plusieurs rues. Après quoi, il se mêlerait à la foule et se rendrait à la gare, à pied, pour y prendre le train de 16 h 45. Quand la police bouclerait la gare, il serait déjà dans son compartiment. Une demi-heure plus tard, à la hauteur du lac Borgne, il quitterait la Louisiane pour franchir la frontière d’État qui la sépare du Mississippi. La voie suivait la baie pendant des kilomètres, traversait Gulfport, Biloxi, Océan Springs, Théodore et quelques autres bleds de moindre importance. Il ne s’arrêterait qu’à Mobile où il gagnerait l’aéroport en taxi et s’envolerait immédiatement pour le Nouveau-Mexique, à Albuquerque. De là, il reprendrait un car pour Pecos et s’y planquerait une huitaine de jours. Trendy avait promis de lui faire signe après ce délai. Il fallait laisser aux choses le temps de se tasser avant de pouvoir recueillir, avec Annie et les gosses, les fruits de sa mission. Trendy n’avait pas cherché à le bluffer :
« Suppose que les choses tournent mal, ça peut arriver hein, qui peut savoir ? Eh bien, tu vas en taule, tu en prends pour dix ans pour tentative de meurtre. Après tout, tu n’as tué personne, hein ? En trois ans, tu es dehors. Peut-être même qu’on te fera sortir avant. Ce n’est pas ton intérêt : si tu vas en cabane, ta paie sera double. Un drôle de magot à la sortie ! »
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