« Ma petite fille, il est de la plus haute importance qu’aucun scandale ne vienne ternir l’image que le pays se fait de Scott. Je reconnais que sa carrière vous empêche, pour l’instant, de mener une vie normale. Il est tout à fait naturel que vous tiriez une compensation de cette carence. Aussi, je vous propose une somme d’un million de dollars versée dès demain à votre compte pour que vous continuiez, jusqu’au jour de l’élection, à vous comporter en épouse irréprochable. Quand Scott sera président, nous aurons une autre conversation. Je doute que vous ne changiez pas d’avis, vous verrez, tous les ménages traversent des crises. Si toutefois vous restiez dans les mêmes dispositions d’esprit, je serai le premier à exiger que Scott vous rende votre liberté. Acceptez-vous ma proposition ? »
L’air buté, Peggy était plongée dans une profonde réflexion. Après un très long silence, elle avait répondu :
« Je suis à la Chase Manhattan Bank. »
Depuis ce jour, il n’était pas rare qu’elle accompagnât son mari dans ses tournées électorales, offrant, à son bras, l’apparence du jeune couple radieux. Mais elle le lui faisait payer très cher. Désormais, sa prodigalité ne connaissait plus de bornes, ni sa fringale de dépenses, sa tyrannie pour que soient exaucés sur l’instant ses moindres caprices. Elle ne commandait pas ses robes autrement que par dizaines dont certaines n’étaient jamais portées. Opération identique pour les chaussures dont elle possédait des milliers de paires. Même obsession pour le linge personnel qui s’empilait dans d’immenses armoires, et que lui volaient ses femmes de chambre. Effaré, Scott signait les notes qui arrivaient de tous côtés sur le bureau de ses différents secrétariats. Il avait beau sentir les revendications qui se cachaient derrière cette attitude, c’était plus fort que lui, il ne l’admettait pas. Il y eut des engueulades terrifiantes, des empoignades farouches, peine perdue. Peggy continuait à jeter l’argent de son mari par les fenêtres. La notion de limite ne l’effleurait même pas. Par malheur, Nut s’était entremise pour qu’elle accepte d’être l’invitée du Grec à une mini-croisière en Méditerranée. Le yacht de l’armateur, flambant neuf, l’avait éblouie. Au cours des trois premiers jours, elle avait été ahurie par les cadeaux incroyables qu’elle trouvait chaque matin devant la porte de sa cabine, et dont la valeur s’était montée à près d’un million de dollars. Le quatrième jour, Scott, fou de colère, avait envoyé à bord du Pégase II deux de ses gorilles chargés de la ramener aux États-Unis, par la force si cela était nécessaire.
Navrée, elle avait pris congé de Satrapoulos en lui avouant, d’un air plein de regrets :
« Je crois que je pourrais passer toute ma vie sur ce bateau sublime… »
À son retour, Scott avait failli l’étrangler :
« Si jamais j’entends reparler de ce métèque !…
— Ce métèque, il sait vivre comme tu ne le sauras jamais ! Tiens, regarde… »
Elle avait jeté en vrac à ses pieds les bijoux que S.S. lui avait offerts.
« Et tu as accepté ! Mais tu es une putain !
— Et toi, qu’est-ce que tu es d’autre ?… Tu l’as pris, son fric, quand tu en avais besoin ! Tu n’as pas refusé, non ? Tu n’as pas craché dessus !
— Tu oses ?… Tu oses comparer ?… En politique, quand il s’agit de s’imposer, l’argent n’a pas d’odeur ! C’est avec le pognon d’ordures comme lui qu’on fait avancer une cause juste !
— Tu te crois à une réunion électorale ?… Qui essaies-tu de persuader ?… Toi-même ?… Peux-tu m’expliquer où est allé l’argent qu’il a donné à ton parti ?… Il a servi à quoi ?… Au moins, ces bijoux, je sais à qui ils appartiennent !… À moi !
— Dès que je serai élu…
— Ce n’est pas encore fait !
— Tu voudrais bien que je ne le soies pas, hein !
— Exact !… Ce sont tes élections merdeuses qui ont tout fichu en l’air entre nous !
— Tu ne comprends rien, alors ?… Tu ne comprends donc pas ?
— Il n’y a rien à comprendre ! Je refuse d’être un instrument à faire reluire ta foutue image de marque ! Ah !… Elle est chouette !… S’ils savaient, les pauvres cons !
— Arrange-toi avec tes avocats. Le lendemain des élections, on se sépare. Je ne veux plus revoir ta gueule !
— Ça ne peut pas mieux tomber ! J’en ai assez de la tienne ! »
Parfois, après une âpre bataille, ils roulaient l’un sur l’autre en une étreinte rageuse et Scott lui arrachait un plaisir que nul autre, jusqu’à présent, n’avait pu imposer à son corps. Après quoi, tout recommençait… Quand il avait besoin d’elle, en public, ils concluaient une espèce de trêve tacite et momentanée, souriants, détendus, chaleureux, ouverts et tendres, main dans la main. Sitôt en coulisses, ils partaient dos à dos chacun de leur côté…
Comment en étaient-ils arrivés là ? Peggy reposa le combiné qu’elle avait tenu à son oreille pendant le déroulement de ses songes. Après tout, que Scott fasse ce qu’il voudrait ! Et ce petit Français, fade, pauvre et prétentieux, qu’il aille au diable ! Elle fit quelques pas vers une commode dont elle ouvrit les deux battants. Au fond du meuble apparut la porte blindée d’un coffre-fort. Du bout de l’ongle, elle en dessina la combinaison sur un cadran. La porte pivota. Elle plongea la main sur l’étagère inférieure et en ramena les joyaux que le Grec lui avait offerts. Elle les porta au niveau de ses yeux pour mieux en admirer le scintillement. Ils lui rappelèrent le soleil, l’eau verte, le regard chaud des yeux marron du Grec. Au moins, celui-là se foutait éperdument du bonheur des masses laborieuses ! Celui d’une femme lui suffisait.
« Je vous dis que ce petit enfoiré a toutes les chances ! Quand nous nous réveillerons, il sera trop tard ! On l’aura élu !
— Il peut ne pas l’être…
— Vous pensez ! Du train où vont les choses !… Vous savez quelle sera sa politique… Il ne s’est pas gêné pour le dire ! Ça n’a même pas trente ans et ça veut dilapider les richesses du pays sous prétexte d’être libéral ! Libéral avec nos propres capitaux ! Si les fortunes colossales, que nous avons investies dans le monde nous sont volées par les bougnouls, nous allons au-devant du plus grand crack que notre pays ait connu ! Et ce n’est pas seulement l’Amérique qui en crèvera, c’est nous tous !
— Voyons William, que pouvons-nous faire ? Nous sommes en démocratie… Nous ne pouvons pas fausser une élection… je veux dire, nous n’en avons pas les moyens.
— Il fut d’autres temps où ceux qui avaient le pouvoir n’hésitaient pas à s’en servir quand ils étaient en danger ! S’il devient président, c’est la faillite d’une politique qui a fait notre prospérité. Pourquoi nos pères se seraient-ils crevés la peau ? Pour que ce bâtard de parvenu nous impose la loi des bicots et des Nègres ? »
Il y eut des remous parmi les quinze personnes présentes. La réunion, tenue ultra-secrète, avait lieu au dernier étage d’un fantastique building de verre et d’acier, à New York. Si une grenade avait explosé dans la salle, du jour au lendemain, la Bourse serait devenue folle, l’économie du monde entier serait entrée en transe et, par ricochets, des mines, des suicides, du chômage, la guerre peut-être, en tout cas, une rupture dans l’équilibre social de la planète.
William, empourpré, poursuivit :
« Avons-nous le droit de laisser un inconscient guidé par sa seule ambition détruire ce que nous avons construit ?
— Qu’avons-nous trouvé qui puisse le compromettre ?
— Rien, justement, rien !… En dehors de ses maîtresses et de sa propre femme qui mène une vie éhontée de son côté !
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