Quand ils avaient été saturés de Cadillac en or massif et de Rolls-Royce qui roulaient sur des routes de dix kilomètres ne menant nulle part — surgissant du sable, elles s’évanouissaient dans le sable — quand ils furent repus des palais en marbre dallés de mosaïques d’or et peuplés de Nordiques grasses et blondes, quand ils eurent entassé dans de véritables cavernes d’Ali-Baba des tonnes et des tonnes de lingots précieux, vint le jour où ils furent étouffés par leur propre richesse, ne pouvant plus dépenser le centième de ce qu’ils percevaient.
Ils avaient alors continué ce que le Grec avait esquissé pour eux quelques années plus tôt, former des régiments dotés des armes les plus perfectionnées, fusées sol-sol et avions de chasse que les Russes s’étaient fait un plaisir de leur apprendre à piloter. El-Sadek, chef d’orchestre de ce mouvement d’émancipation, touchait sa dîme sur toutes les transactions de cet énorme échange économique : aujourd’hui, cela ne lui suffisait plus. Il voulait avoir l’Occident à ses pieds, le rationner si bon lui semblait, ou lui couper totalement les vivres s’il était mécontent.
Le Grec ôta ses lunettes et les essuya soigneusement : ce n’était pas facile ! L’expérience lui avait appris que les options philosophiques, politiques ou idéologiques finissent toujours par s’assujettir aux réalités économiques : d’un côté, il ne voulait contrarier en rien el-Sadek — il avait fait trop de sacrifices pour devenir son ami — mais de l’autre, il n’ignorait pas que les Américains et les Européens, digérant momentanément la couleuvre, seraient obligés d’en passer, le temps des bilans venu, par les ukases des roitelets du golfe Persique. Il allait donc falloir temporiser avec l’émir et faire la paix avec ses futurs alliés de Washington. Le Prophète lui avait bien recommandé de ne rien brusquer mais de se ménager des amitiés dans le camp opposé.
Il ne fallait pas espérer fléchir le gouvernement américain actuel, braqué et raidi contre lui. En revanche, il comptait beaucoup sur les prochaines élections — elles étaient imminentes — pour retourner la situation en sa faveur. Très largement, il avait arrosé tous les candidats en puissance, sachant bien que l’un d’eux arriverait au poteau et lui renverrait l’ascenseur. En termes d’affaires, ces milliards jetés sur des inconnus — ou presque — s’appellent des investissements à long terme. Paradoxalement, il redoutait l’élection de celui qu’il connaissait le mieux : Scott Baltimore, que les derniers sondages donnaient comme le plus sérieux outsider. Scott était un type carré, qui acceptait sans rien dire ce qu’on fourrait de force dans sa poche, mais ne faisait jamais la moindre promesse. Il ne fallait pas trop compter sur une complaisance de sa part si elle dérangeait sa politique ou, même, bousculait ses principes. Le Grec l’admirait énormément pour son cran, son énergie prodigieuse, sa capacité de travail, son aptitude à prendre des décisions foudroyantes. Un vrai chef. Mais comment manœuvrer un chef ? En outre, le flair de Socrate lui disait qu’il était antipathique au jeune homme. L’amitié que lui portait Peggy n’était sûrement pas étrangère à cet état d’esprit. On peut être génial, on n’est pas protégé de la jalousie pour autant. S’il était élu, deviendrait-il un allié ou un ennemi ? Difficile à prévoir…
Avec el-Sadek, c’était plus facile. S.S. avait en sa possession l’arme absolue susceptible de le faire revenir sur ses positions les plus patriotiques, ce film superbe dont il avait été la vedette involontaire dix ans plus tôt. Toutefois, Socrate préférant la négociation à la guerre, il ne s’en servirait qu’en cas d’extrême danger. Un lampe rouge clignota à la hauteur de ses yeux. Son pilote allait atterrir. Le Grec boucla sa ceinture et jeta un regard au-dessous de lui. Là-bas, sur l’horizontale où la mer finissait, jaillissaient des multitudes de verticales en feu, les puits qui embrasaient le ciel nuit et jour. Passé ce rideau de flammes, il apercevrait la piste au bout de laquelle, comme d’habitude, l’attendrait la Rolls du « Grand Conciliateur ».
Huit jours avant l’élection, la cote de Scott fléchit sans que l’on pût en déterminer la raison. L’amour et la haine, comme le vent, prennent des directions imprévisibles. Dans un premier stade, Baltimore et ses Novateurs s’étaient posés en outsiders des deux partis majoritaires. Au cours de l’impitoyable campagne qui faisait rage depuis des mois, l’opinion publique avait cru se reconnaître et pouvoir s’incarner dans ce grand jeune homme fougueux dont les discours enflammaient les imaginations. La ferveur avait monté vers Scott. Un peu trop vite. Désormais, ses conseillers se demandaient comment la maintenir à son plus haut niveau jusqu’au moment où les bulletins de vote s’empileraient dans les urnes. Quinze jours plus tôt, l’affaire était dans le sac, Scott était élu haut la main. Aujourd’hui, il était toujours favori, certes, mais les rivaux reprenaient du poil de la bête. Pust Belidjan se heurtait à ce casse-tête jour et nuit. Il dit :
« Il faut trouver quelque chose. »
Belidjan était le cerveau du brain-trust. Quand plus personne n’était capable de penser, il pensait pour les autres. Et quand il arrêtait de penser, alors, il trouvait ses meilleures idées. Il pouvait citer par cœur le nombre d’électeurs de chaque État, connaissait par le détail le curriculum vitae de tous les sénateurs depuis les débuts de la Constitution des États-Unis. Il faisait et défaisait les hommes, modelait des chefs d’État, retournait une opinion comme on retourne un gant. Scott l’avait arraché à un très célèbre office de sondages politiques où, nonchalamment, il précédait les enquêteurs dans leur verdict, les ordinateurs dans leurs réponses. Jamais il n’avait eu à s’occuper d’un poulain aussi doué que le jeune Baltimore. Et pourtant il doutait, la mariée était trop belle. À vingt jours des élections, plus rien ne lui paraissait certain. Son flair même ne le rassurait plus : il était trop concerné par le succès de Scott pour être capable de prendre ses distances et avoir le sens du relatif.
« Réfléchissez les mecs. Moi, je fais relâche. »
Les pieds sur la table jonchée de papiers froissés, il ferma les yeux, ce qui ne l’empêcha pas de se servir une bouteille de bière. Fascinés, ses collaborateurs attendaient qu’il en renversât à côté de son verre : pas une goutte. Ils étaient six, l’air crevé, les yeux rougis, le col de leurs chemises blanches largement échancré sur des cravates en tire-bouchon. Depuis des semaines, ils dormaient en moyenne trois heures par nuit, où ils pouvaient, dans des halls de gare, des chambres d’hôtel de bleds perdus, s’affalant sur des lits dont ils ne relevaient même pas la couverture, se rasant en voiture, dans des trains ou des avions, tenant à coups d’amphétamines et de café noir, poursuivant tous ce but commun : porter Scott au pouvoir.
Quand le silence se fut assez prolongé, Pust lança à la cantonade :
« Alors ?… Vous ronflez ou quoi ? »
Harassé, Scott s’était laissé conduire dans la chambre voisine. Ce soir, il faudrait qu’il gagne une autre partie, se montre conquérant, irrésistible. Ce soir…
« Moi je vous dis qu’on va tout perdre !… dit Pust.
— Qu’est-ce que tu veux faire de mieux ? objecta le vieux Trendy, le doyen de la troupe.
— Sais pas. Démerdez-vous.
— Il a déjà tout promis !
— M’en fous ! Trouvez autre chose. Je veux du tout cuit, vous comprenez ? Moi, j’ai bien une idée… »
Tous les visages se tournèrent vers lui d’un seul bloc. En comédien accompli, Pust se déroba :
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