— Plus tard… Scott ?… Peut-être ?
— Surtout pas lui !… Nous sept, c’est tout ! Oui ou merde, et je rigole pas ! »
Ils avaient hésité pendant plusieurs minutes pour se ranger finalement à l’avis de Belidjan. La fin veut les moyens. Mieux, elle les détermine. Ils avaient juré solennellement. Après quoi, Pust leur avait fourni des noms et, ensemble, ils avaient réglé l’opération dans le détail. Ils n’avaient plus qu’une dizaine de jours pour la mettre sur pied. De la réussite dépendait que Baltimore Junior soit élu. Pendant ce temps, la future pseudo-victime dormait d’un sommeil sans rêves dans la pièce à côté.
Peggy raccrocha le combiné avec colère. Malgré une demi-heure d’efforts, elle n’avait pas réussi à avoir en ligne l’hôtel du Missouri où Scott était supposé être descendu. Non pas qu’elle eut éprouvé un besoin urgent de lui parler, mais elle voulait s’assurer qu’il était bien là où il devait être. Dans une heure, elle avait rendez-vous avec le dernier en date de ses amants, un jeune attaché d’ambassade français. Il avait vingt-huit ans, se prénommait Pierre et, quand il souriait, on avait l’impression que ses dents étaient fausses tant elles étaient parfaites. Ils s’étaient rencontrés à une réception où Peggy ne s’était rendue que dans le but de faire admirer une robe reçue le matin même de Paris. En passant près du groupe d’hommes dans lequel se trouvait Pierre, la jeune femme avait entendu les mots French kiss et n’avait pu s’empêcher d’en paraître amusée. Avec insolence, Pierre s’était planté devant elle :
« C’est French kiss qui vous fait sourire ? Vous connaissez ? »
Phrase dangereuse, à quitte ou double. Peggy avait bien réagi :
« Croyez-vous qu’il soit nécessaire d’être français pour connaître ? »
Partie sur des bases aussi foudroyantes, la conversation ne pouvait qu’aboutir à des résultats galopants. En fait, elle se poursuivit dès le lendemain, dans un lit. Secrètement, Pierre s’était demandé comment une femme d’une telle classe pouvait se laisser embarquer avec autant de facilité alors que son propre mari était lui-même la coqueluche des États-Unis. Mystère…
Il avait bien entendu dire que ce couple fameux était au bord de la rupture, que chacun menait sa vie de son côté ; on racontait tellement de choses de l’un à l’autre de ces villages qui avaient nom Washington et New York… Pourtant, il n’osa pas demander la vérité à cette femme qui était nue dans ses bras. Peggy se prêtait à ses étreintes, mais elle ne semblait y mettre aucune émotion. À l’instant même du plaisir, elle paraissait plus isolée encore, enfermée dans ses sensations dont le partenaire n’était qu’un instrument, ne révélant rien de son rêve intérieur dont l’intensité, arrivée à son paroxysme, ne se trahissait que par une légère crispation des commissures des lèvres. Avant Pierre, cette attitude en avait humilié bien d’autres que Peggy avait réduits à l’état d’objets comme si, d’acteurs, ils étaient devenus les témoins transparents et lointains d’une masturbation farouche se situant au niveau des fantasmes beaucoup plus qu’à celui de la peau contre la peau ou des caresses partagées. Touchés dans leur vanité de mâles, ils déployaient toutes les ressources techniques de leur bagage érotique, afin de reprendre en main ce sujet récalcitrant : rien à faire. Peggy restait constamment hors de leur portée et ils baissaient les bras, renonçant avec amertume, doutant d’eux-mêmes, de leur pouvoir de séduction, voire de leur existence si aisément mise entre parenthèses dans les bras de l’inaccessible Mme Baltimore : là où ils avaient cru posséder, ils étaient possédés. Après son mariage, Peggy était restée fidèle à Scott une année entière. Grisée par la puissance dévorante de son mari, elle avait mis du temps à s’apercevoir qu’elle n’était, parallèlement à son ascension, qu’une « convention » : un futur homme d’État doit répondre à certains critères de fortune, d’idées, de morale et de famille. Elle incarnait, dans cette image de marque dont Scott désirait que rien ne pût la ternir, « l’épouse ». Une abstraction. Son narcissisme se révolta contre l’emploi qu’on lui faisait jouer. Elle avait toujours été la première, il lui était insupportable d’entrer dans le système de quiconque, fut-il celui du futur président. Le système, c’était elle, aux autres de s’y plier. Pendant des mois, les voyages de l’un et de l’autre avaient masqué l’ampleur du désastre. Nul ne voulant céder le pas, les séparations les rapprochaient plus qu’elles ne les éloignaient. En pensée, ils se conjuguaient au même temps de l’infinitif. Dans le réel, Peggy s’exprimait au présent, Scott ne parlait qu’au futur. Chacun des deux en arriva à imaginer l’autre au passé. Quand Peggy apprit que Scott ne manquait jamais, dans ses déplacements, d’avoir des aventures brèves avec des filles de passage, elle lui demanda des explications. À sa surprise, Scott ne nia pas. Simplement, il essaya de lui faire comprendre qu’il avait besoin de ces étreintes sans lendemain ni conséquences pour calmer sa tension nerveuse.
« D’autres boivent de l’alcool. Pourquoi ne fais-tu pas la même chose ?
— Je bois aussi de l’alcool.
— Et si moi, de mon côté ?… »
Il l’avait regardée incrédule :
« Toi ?… Mais voyons, tu es ma femme !
— Pas ta femme. Une femme. À partir de maintenant, je te préviens que je ferai pareil. »
Il n’en avait pas cru un mot. Deux jours plus tard, alors que Scott était dans l’Oregon pour une tournée de conférences, Peggy se donnait à un vieil ami de collège qui lui faisait la cour sans espoir depuis des années. Ratage complet de part et d’autre. Au moment de quitter le jeune homme, qui n’y avait rien compris, Peggy lui avait dit « merci ». Elle avait récidivé, apparemment sans plaisir, bien que ses amants sentissent que leur présence était nécessaire à l’aboutissement de ce qui semblait lui en tenir lieu. Elle mettait une espèce de provocation à les choisir connus et n’hésitait jamais à s’afficher avec eux d’une façon si naturelle et innocente qu’on évoquait inévitablement l’aphorisme : « La femme de César est au-dessus de tout soupçon. » Scott n’était pas encore César, mais nul ne doutait que le jour était proche où il le deviendrait, à part entière. Il fallut que sa propre mère lui ouvre les yeux sur l’inconstance de sa femme. Sa première réaction fut de vouloir divorcer. La vieille dame, comme si elle énonçait une évidence, laissa tomber :
« Dans notre position, on ne divorce pas. On supporte. »
D’un ton qui coupait court à toute objection et en disait long sur ce qu’elle-même avait dû supporter. Le soir venu, Peggy prenait Scott de vitesse :
« Je crois que je vais divorcer. »
Il était arrivé les poings faits, la tête bourrée de phrases bien senties, celles qui naissent sur toutes les lèvres quand l’heure est venue de reprocher les trahisons.
« Pourquoi ?
— Parce que nous n’avons plus rien à nous dire.
— À nous dire, c’est possible. Mais à faire ?
— Ta vie ne m’intéresse plus, pas davantage que ta personne.
— Tu ne veux plus devenir présidente ?
— Pas à ce prix, non. Je m’en moque. »
Scott fut paniqué. La moindre entorse dans son éthique de vie n’était plus possible. Un divorce risquait de lui coûter sa carrière, en tout cas, de l’obliger à piétiner des années encore alors qu’il se sentait si près du but. Et la garce ne voulait rien savoir ! Elle, elle seule ! Et lui alors ? Ce fut le vieux Baltimore qui reprit du service pour jouer les ambassadeurs. Quand il eut épuisé toutes les ressources de sa dialectique, quand sa gorge fut desséchée par tous ces mots que sa paralysie lui donnait tant de mal à laisser passer — sans parler de la rage qu’il contenait à grand-peine — alors, il employa l’argument massue :
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