5e est épuisée. 13e vient la relayer, puis 12e, puis une autre encore. À tour de rôle, elles transforment leur tête en vrille. Il faut plusieurs dizaines de minutes pour qu'une petite fissure apparaisse et qu'en gicle un geyser de gelée transparente. Les fourmis se précipitent sur le liquide nourricier.
Satisfaite, 5e dodeline des antennes. Si les techniques des Doigts sont très originales, celles des fourmis ont prouvé leur efficacité. 103e remet le débat à plus tard. Elle a mieux à faire. Elle enfonce sa tête dans le trou pour aspirer, elle aussi, la succulente substance jaune.
Le sol est tellement chaud et sec que l'œuf gigissien se transforme en omelette blanche sur le sable. Mais les fourmis ont trop faim pour observer ce phénomène.
Elles mangent, boivent, dansent dans l'œuf.
L'ŒUF : L'œuf d'oiseau est un chef-d'œuvre de la nature. Admirons tout d'abord la structure de la coquille. Elle est composée de cristaux de sels minéraux triangulaires. Leurs extrémités pointues visent le centre de l'œuf. Si bien que, lorsque les cristaux reçoivent une pression de l'extérieur, ils s'enfoncent les uns dans les autres, se resserrent, et la paroi devient encore plus résistante. À la manière des arceaux des cathédrales romanes, plus la pression est forte, plus la structure devient solide. En revanche, si la pression provient de l'intérieur, les triangles se séparent et l'ensemble s'effondre facilement.
Ainsi, l'œuf est, de l'extérieur, suffisamment solide pour supporter le poids d'une mère couveuse, mais aussi suffisamment fragile de l'intérieur pour permettre à l'oisillon de briser la coquille pour sortir. Celle-ci présente d'autres qualités. Pour que l'embryon d'oiseau se développe parfaitement, il doit toujours être placé au-dessus du jaune. Il arrive cependant que l'œuf se renverse. Qu'importe: le jaune est cerné de deux cordons en ressort, fixés latéralement à la membrane et qui servent de suspension. Leur effet ressort compense les mouvements de l'œuf et rétablit la position de l'embryon, à la façon d'un ludion.
Une fois pondu, l'œuf subit un brutal refroidissement, entraînant la séparation de ses deux membranes internes et la création d'une poche d'air. Celle-ci permettra au poussin de respirer quelques brèves secondes pour trouver la force de casser la coquille et même de piailler pour appeler sa mère à l'aide en cas de difficulté.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
Alors qu'il était en train de se préparer une omelette aux fines herbes dans la cuisine de l'institut médico-légal, le médecin légiste fut dérangé par une sonnerie. C'était le commissaire Maximilien Linart venu prendre connaissance des causes du décès de Gaston Pinson.
– Vous voulez un peu d'omelette? proposa le médecin.
– Non, merci, j'ai déjà déjeuné. Avez-vous terminé l'autopsie de Gaston?
L'homme happa rapidement son plat, le fit passer avec un verre de bière, puis consentit à enfiler sa veste blanche pour guider le policier jusqu'au laboratoire.
Il sortit un dossier.
L'expert avait analysé certaines composantes du sang du défunt et s'était aperçu qu'il s'était produit une très forte réaction allergique. Il avait repéré une marque rouge sur le cou du cadavre et avait conclu à la mort par… piqûre de guêpe. Les morts par piqûre de guêpe n'étaient pas rares.
– Il suffit que la guêpe pique par hasard une veine reliée directement au cœur pour que son venin devienne mortel, affirma le médecin légiste.
L'explication surprit le policier. Ainsi, ce qu'il avait cru être un assassinat se révélait un simple accident de forêt. Une banale piqûre de guêpe.
Restait cependant la pyramide. Même s'il ne s'agissait que d'une simple coïncidence, il n'était pas normal de décéder d'une piqûre de guêpe au pied d'une pyramide construite sans autorisation en plein milieu d'une forêt protégée.
Le policier remercia le médecin légiste de sa diligence et s'en fut par la ville, le front plissé par la réflexion.
– Bonjour, monsieur!
Trois jeunes gens s'avançaient vers lui. Maximilien reconnut parmi eux Gonzague, le neveu du préfet. Son visage était marqué de bleus et d'ecchymoses, et il y avait une trace de morsure sur sa joue.
– Tu t'es battu? interrogea le policier.
– Un peu! s'exclama Gonzague. On a cassé la figure à toute une bande d'anars.
– Tu t'intéresses toujours à la politique?
– Nous faisons partie des Rats noirs, l'avant-garde du mouvement de jeunesse de la nouvelle extrême droite, précisa un autre garçon en lui tendant un tract.
«Dehors, les étrangers!», lut le policier qui marmonna:
– Je vois, je vois.
– Notre problème, c'est que nous manquons d'armement, confia le troisième acolyte. Si on avait un revolver chromé, comme le vôtre, monsieur, les choses seraient «politiquement» beaucoup plus faciles pour nous.
Maximilien Linart constata que son baudrier dépassait de sa veste ouverte et s'empressa de la boutonner.
– Tu sais, un revolver, ce n'est rien, remarqua-t-il. Ce n'est qu'un outil. Ce qui compte, c'est le cerveau qui contrôle le nerf au bout du doigt qui appuie sur la détente. C'est un très long nerf…
– Pas le plus long, s'esclaffa l'un des trois.
– Eh bien bonsoir, conclut le policier en pensant que ce devait être de l'«humour jeune».
Gonzague le retint.
– Monsieur, vous savez, nous, nous sommes pour l'ordre, insista-t-il. Si vous avez un jour besoin d'un coup de main, n'hésitez pas, faites-nous signe.
Il tendit une carte de visite que Maximilien glissa poliment dans sa poche en poursuivant son chemin.
– Nous sommes toujours prêts à aider la police, lui cria encore le lycéen.
Le commissaire haussa les épaules. Les temps changeaient. Dans sa jeunesse, lui ne se serait jamais permis d'interpeller un policier, tant cette fonction l'impressionnait. Et voilà que, sans la moindre formation, des jeunes se proposaient pour jouer les flics bénévoles! Il hâta le pas, pressé de retrouver son épouse et sa fille.
Dans les artères principales de Fontainebleau, les gens s'affairaient. Des mères poussaient des landaus, des mendiants exigeaient une pièce, des femmes tiraient un Caddie, des enfants sautaient à cloche-pied, des hommes fatigués par leur journée de travail se hâtaient de retrouver leur logis, des gens fouillaient les poubelles malodorantes entassées à cause des grèves.
Cette odeur de pourriture…
Maximilien accéléra le pas. Il était vrai que l'ordre manquait dans ce pays. Les humains se répandaient dans tous les sens, sans la moindre organisation, sans le moindre objectif commun.
Tout comme les forêts envahissaient les champs, le chaos gagnait les villes. Il se dit que son métier de policier était un beau métier puisqu'il consistait à couper les mauvaises herbes, protéger les grands arbres, aligner les futaies. En fait, c'était un métier de jardinier. Entretenir un espace vivant pour qu'il soit le plus propre et le plus sain possible.
Arrivé chez lui, il nourrit les poissons et remarqua qu'une femelle guppy avait accouché et poursuivait ses alevins pour les dévorer. Il n'y a pas de morale dans les aquariums. Il contempla un instant le grand feu de bois dans la cheminée avant que sa femme ne l'appelle pour le dîner.
Menu du jour: tête de porc sauce ravigote et salade d'endives. À table, on parla de la météo jamais favorable, des nouvelles toujours mauvaises, on se félicita cependant des bonnes notes de Marguerite à l'école et de l'excellence de la cuisine de Mme Linart.
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