À chaque seconde, elle éprouve davantage les atteintes du temps. 103e sent la mort planer sur elle comme une menace permanente. Que la vie est brève pour les gens simples! Elle sait que si elle n'obtient pas un sexe, toute son expérience n'aura servi à rien, elle aura été vaincue par le plus implacable des adversaires: le temps.
La suivent les douze exploratrices qui ont décidé de l'accompagner dans son odyssée.
Les fourmis ne s'arrêtent de marcher que lorsque le sable fin se fait bouillant sous leurs pattes. Elles repartent au premier nuage masquant le soleil. Les nuages ne connaissent pas leur pouvoir.
Le paysage est alternativement de sable fin, de graviers, de cailloux, de rochers, de cristaux en poudre. Il y a ici toutes les formes minérales, mais pratiquement pas de forme végétale ou animale. Quand un rocher se présente, elles l'escaladent. Quand surgissent des flaques de sable si fin qu'il en devient liquide, elles les contournent plutôt que de s'y noyer. Autour des treize fourmis s'étendent de splendides panoramiques de sierras roses ou de vallées gris clair.
Même lorsqu'elles sont obligées d'effectuer de grands détours pour éviter les lacs de sable trop fin, elles retrouvent leur cap. Les fourmis disposent de deux moyens d'orientation privilégiés: les phéromones-pistes et le calcul de l'angle de l'horizon par rapport au rayon du soleil. Mais pour voyager à travers le désert, elles en utilisent encore un troisième: leur organe de Johnston, constitué de petits canaux crâniens emplis de particules sensibles aux champs magnétiques terrestres. Où qu'elles soient sur cette planète, elles savent se situer par rapport à ces champs magnétiques invisibles. Elles savent même ainsi repérer les rivières souterraines car l'eau légèrement salée modifie ces champs.
Pour l'instant, leur organe de Johnston leur répète qu'il n'y a pas d'eau. Ni dessus, ni dessous, ni tout autour. Et, si elles veulent rejoindre le grand chêne, il faut marcher tout droit dans l'immensité claire.
Les exploratrices ont de plus en plus faim et soif. Il n'y a pas beaucoup de gibier dans ce désert sec et blanc. Par chance, elles distinguent une présence animale qui peut leur être utile. Un couple de scorpions est là, en pleine parade amoureuse. Ces gros arachnides sont susceptibles d'être dangereux, aussi les fourmis préfèrent-elles attendre qu'ils aient fini leurs ébats pour les tuer lorsqu'ils seront fatigués.
La parade commence. La femelle, reconnaissable à son ventre pansu et à sa couleur brune, attrape son promis par les pinces et le serre comme si elle voulait l'entraîner dans un tango. Ensuite, elle le pousse en avant. Le mâle, plus clair et plus mince, marche à reculons, soumis à sa donzelle. Leur promenade est longue et les fourmis les suivent sans oser troubler leur danse. Le mâle s'arrête, saisit une mouche sèche qu'il a déjà tuée et l'offre à manger à la scorpionne. Comme elle n'a pas de dents, à l'aide de ses pinces, la dame amène la nourriture sur ses hanches équipées de bords tranchants. Lorsque la mouche est réduite en copeaux, la scorpionne les suçote. Puis, les deux scorpions se reprennent par les pattes et recommencent à danser. Enfin, tenant sa douce par une pince, de l'autre, le mâle creuse une grotte. S'aidant de ses pattes et de sa queue, il balaie et creuse.
Lorsque la grotte est assez profonde pour accueillir le couple, le mâle scorpion invite sa future dans son nouvel appartement. Ensemble, ils s'enfoncent sous la terre et referment la grotte. Curieuses, les treize fourmis exploratrices creusent à côté, pour voir. Le spectacle souterrain ne manque pas d'intérêt. Ventre contre ventre, dard contre dard, les deux scorpions s'accouplent. Et puis, comme l'action a donné faim à la femelle, elle tue le mâle épuisé et l'avale sans faillir. Elle ressort seule, repue et réjouie.
Les fourmis jugent que c'est le bon moment pour attaquer. Des lambeaux de son mâle encore collés à son flanc, la scorpionne n'a cependant pas envie de combattre ces fourmis qu'elle pressent hostiles. Elle préfère fuir. Elle court plus vite que les fourmis.
Les treize soldates regrettent de ne pas avoir profité de la copulation pour l'abattre. Elles lui tirent dessus à l'acide formique mais la carapace de la scorpionne est suffisamment blindée pour y résister. Le groupe en est quitte pour achever les restes du mâle fécondateur.
Cela leur apprendra à jouer les voyeuses. La viande de scorpion n'a pas bon goût et elles ont encore faim.
Marcher, marcher encore, marcher toujours dans le désert infini. Du sable, des rochers, de la rocaille, encore du sable. Au loin, elles aperçoivent une forme sphérique incongrue.
Un œuf.
Que fait un œuf posé en plein milieu du désert? Est-ce un mirage? Non, l'œuf semble bien réel. Les insectes l'entourent comme s'il s'agissait d'un monolithe sacré, posé au milieu de leur route pour leur donner à méditer. Elles hument. 5e reconnaît l'odeur. Il s'agit d'un œuf pondu par un oiseau du Sud, d'un œuf de gigisse.
La gigisse ressemble à une hirondelle blanche, au bec et aux yeux noirs. Cet oiseau présente une particularité: sa femelle ne pond qu'un seul œuf et elle ne possède pas de nid. Elle pose donc son œuf n'importe où. Vraiment n'importe où. Le plus souvent en déséquilibre sur une branche, sur une feuille tout en haut d'un rocher, sans même chercher le refuge d'une niche ou d'une zone bien protégée. Il ne faut pas s'étonner alors si les prédateurs qui les découvrent ensuite, lézards, oiseaux ou serpents, s'en donnent à cœur joie. Et quand ce ne sont pas les prédateurs qui le mettent à mal, un simple coup de vent suffit pour renverser cet œuf en équilibre. Lorsqu'un poussin chanceux éclôt sans faire basculer lui-même sa coquille, il doit encore prendre garde à ne pas choir du haut de la branche ou du rocher. Mais, le plus souvent, l'oisillon fait tomber son œuf alors qu'il s'efforce de le briser et, du coup, s'écrase. Si bien qu'il est étonnant que ce maladroit oiseau ait pu survivre jusqu'à nos jours.
Les fourmis tournent autour de cet objet insolite.
Cette fois, l'œuf a été apporté par une gigisse encore plus insouciante que la moyenne. Son unique et précieux héritier, elle l'a déposé au beau milieu d'un désert. À la merci de tous.
Quoique… Ce n'est finalement pas si bête, pense 103e. Car s'il existe un endroit où un œuf ne risque pas de tomber de haut, c'est bien en plein désert.
5e se précipite et percute de son crâne la surface dure de la coquille. L'œuf résiste. Tout le groupe le pilonne. Petits bruits mats de grêlons, sans résultat. Il est rageant d'être si proche d'une aussi grande réserve de nourriture et de liquide et de ne pouvoir la consommer.
103e se souvient alors d'un documentaire scientifique. Il y était question du principe du levier et de son utilité pour soulever les poids les plus lourds. C'est le moment de mettre cette connaissance en pratique. Elle suggère de ramasser une brindille sèche et de la placer sous l'œuf. Que les douze avancent ensuite progressivement sur le levier de manière à former une grappe qui servira de contrepoids.
L'escouade obtempère, se suspend dans le vide, agite les pattes pour augmenter l'impulsion. 8e, complètement fascinée par ce concept est la plus active. Elle sautille pour peser plus lourd. Ça marche: le monumental ovoïde est déséquilibré et, tour de Pise, se met à pencher, pencher, jusqu'à enfin tomber.
Problème: l'œuf a basculé mollement sur le sable meuble, mais pour se stabiliser, intact, à l'horizontale. 5e éprouve quelques doutes sur les techniques doigtières et décide d'en revenir aux pratiques fourmis. Elle ferme étroitement ses mandibules jusqu'à constituer un triangle pointu qu'elle applique contre la coquille en tournant la tête de gauche à droite telle une vrille de perceuse. La coquille est vraiment solide: une centaine de mouvements n'ont pour résultat qu'une mince rayure claire. Que d'efforts pour un si piètre résultat! Chez les Doigts, 103e s'est habituée à voir les choses fonctionner immédiatement et a perdu la patience et la ténacité qui habitent ses compagnes.
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