Après le repas, tandis que sa femme rangeait les assiettes sales dans le lave-vaisselle, Maximilien demanda à Marguerite de lui expliquer comment jouer à ce jeu informatique bizarre qu'elle lui avait offert pour son anniversaire: Évolution . Elle répondit qu'elle avait ses devoirs à finir. Le plus simple, c'était encore qu'elle installe un autre programme sur son ordinateur: Personne .
Personne était, précisa-t-elle, un logiciel capable d'aligner des phrases comme s'il entretenait une conversation. Les phrases étaient ensuite prononcées au moyen d'un synthétiseur vocal et émises au travers de deux haut-parleurs, placés de chaque côté de l'écran. Marguerite expliqua à son père comment lancer le programme et s'en fut.
Le policier s'assit face à l'ordinateur qui bourdonnait. Un grand œil apparut sur l'écran.
– Mon nom est Personne mais vous pouvez m'appeler comme il vous plaira, annonça l'ordinateur par les petits haut-parleurs. Souhaitez-vous changer mon nom?
Amusé, le policier s'approcha du micro interne.
– Je vais te donner un nom écossais: Mac Yavel.
– Désormais, je suis Mac Yavel, annonça l'ordinateur. Que voulez-vous de moi?
L'œil cyclopéen battit des paupières.
– Que tu m'apprennes à jouer au jeu Évolution . Le connais-tu?
– Non, mais je peux me brancher sur sa notice d'emploi, répondit l'œil unique.
Après avoir déclenché différents fichiers, probablement pour lire les règles, l'œil de Mac Yavel se réduisit à une petite icône dans un coin de l'écran et lança le jeu.
– Il faut commencer par créer une tribu.
Le programme Mac Yavel était plus qu'un mode d'emploi du programme du jeu Évolution . C'était une véritable assistance. Il lui indiqua où placer sa tribu virtuelle, de préférence près d'une rivière virtuelle, afin qu'elle dispose d'eau douce virtuelle. Le village ne devait pas être trop proche d'une côte, afin d'éviter les attaques des pirates. Il ne devait pas non plus être situé trop en hauteur pour que les caravanes de commerçants puissent y accéder facilement.
Maximilien l'écouta et bientôt apparut sur l'écran, représenté en perspective et en volume, un petit village d'où s'échappaient des fumées sorties tout droit des toits de chaume. Des petits personnages bien dessinés entraient et sortaient par les portes, vaquant probablement de manière aléatoire à des activités aléatoires. C'était assez réaliste.
Mac Yavel lui montra comment indiquer à sa tribu l'intérêt de fabriquer des murs en torchis, des briques en glaise et des épieux aux pointes durcies par le feu. Il ne s'agissait évidemment que de simulation sur un écran, mais, à chaque intervention de Maximilien, le village représenté sur l'écran devenait plus fonctionnel, du foin s'entassait dans les granges, des pionniers partaient fonder des bourgades voisines et la population s'accroissait, signe de réussite.
Dans ce jeu, après chaque choix politique, militaire, agricole ou industriel, il suffisait d'appuyer sur la touche «espace» pour que dix ans s'écoulent. Il pouvait ainsi constater immédiatement l'effet de ses décisions à moyen et long terme. Il surveillait son niveau de réussite en haut à gauche de son écran dans une sorte de tableau de bord qui lui indiquait le nombre d'habitants, leur richesse, leur réserve de nourriture, leurs découvertes scientifiques acquises et leurs recherches en cours.
Maximilien réussit à lancer une petite civilisation qu'il orienta de façon à la doter d'un art de type égyptien. Il parvint même à lui faire construire des pyramides. D'ailleurs, ce jeu était en train de lui prouver tout l'intérêt qu'il y avait à construire des monuments, ouvrages qu'il estimait jusque-là être des gaspillages d'argent et d'énergie. Les monuments créent l'identité culturelle du peuple. De plus, ils attirent les élites culturelles des peuples voisins et ils assurent la cohésion des membres de la communauté autour du monument en tant que symbole.
Hélas! Maximilien n'avait pas fabriqué de poteries, ni stocké de céréales dans des cuves hermétiques. Son peuple vit donc ses réserves alimentaires détruites par des insectes genre charançons. Le ventre vide, son armée affaiblie ne put soutenir les attaques d'envahisseurs numides venus du sud. Tout était à recommencer.
Ce jeu commençait à l'amuser. On n'enseignait nulle part aux enfants qu'il est vital de fabriquer des poteries. Une civilisation pouvait mourir de n'avoir pas pensé à mettre des céréales à l'abri dans des jarres bien fermées, les protégeant des charançons ou des ténébrions de la farine.
Toute «sa» population virtuelle, soit six cent mille personnes, avait péri dans le jeu mais son conseiller Mac Yavel lui indiqua qu'il lui suffisait de lancer une nouvelle partie pour tout recommencer avec une population «neuve». Dans Évolution , on avait droit à des brouillons de civilisations pour s'exercer.
Avant d'appuyer sur la touche qui allait tout réinitialiser, le commissaire considéra sur le petit écran couleur la vaste plaine, avec ses deux pyramides abandonnées. Ses pensées vagabondèrent.
Une pyramide n'était pas une construction anodine. Elle représentait un puissant emblème.
Que pouvait donc receler la pyramide, bien réelle celle-là, de la forêt de Fontainebleau?
Un havre de paix. Après mille détours pour rentrer chez elle, Julie s'était à demi allongée sous le drap de son lit et, éclairée par sa lampe de poche, lisait confortablement l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu . Elle voulait comprendre de quel genre de révolution exactement parlait cet Edmond Wells.
La pensée de l'écrivain lui paraissait confuse. Par moments, il parlait de «révolution», à d'autres, d'«évolution» et dans tous les cas «sans violence» et «en évitant le spectaculaire». Il voulait changer les mentalités discrètement, presque en secret.
Tout cela était pour le moins contradictoire. Il y avait des pages racontant des révolutions et il fallait en tourner beaucoup d'autres avant d'apprendre que, jusqu'ici, aucune n'avait abouti. Comme s'il était fatal qu'une révolution pourrisse ou échoue.
Julie n'en découvrit pas moins, comme à chaque fois qu'elle ouvrait le livre, quelques passages intéressants et, entre autres, quelques recettes pour fabriquer des cocktails Molotov. Il en existait de plusieurs sortes. Certains prennent feu grâce à leur bouchon de tissu, d'autres, plus efficaces, se déclenchent avec des pastilles qui, en se brisant, libèrent des composants chimiques inflammables.
«Enfin, des conseils pratiques pour faire la révolution», songea-t-elle. Edmond Wells précisait les dosages des composants du cocktail. Il ne restait plus qu'à le confectionner.
Elle ressentit une douleur à son genou meurtri. Elle souleva le pansement et scruta la plaie. Elle percevait chacun de ses os, chaque muscle, chaque cartilage. Jamais son genou n'avait autant existé. À haute voix, elle dit:
– Bonjour, mon genou .
Et elle ajouta:
– … C'est le vieux monde qui t'a fait mal. Je vais te venger.
Elle se rendit dans la remise, où étaient rangés les produits et les outils réservés au jardinage. Elle y trouva tous les ingrédients nécessaires pour confectionner une bombe incendiaire. Elle s'empara d'une bouteille en verre. Elle y versa du chlorate de soude, de l'essence et les autres produits chimiques indispensables. Un foulard de soie piqué à sa mère en guise de bouchon, son cocktail était prêt.
Julie serra sa petite bombe artisanale. Il n'était pas dit que la forteresse du lycée lui résisterait indéfiniment.
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