Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
Maximilien Linart demeura longtemps, silencieux, à scruter la pyramide. Il la représenta de nouveau sur son calepin pour mieux en saisir la forme et son incongruité au milieu de cette forêt. Il examina ensuite soigneusement son dessin pour s'assurer qu'il était en tout point similaire à ce qu'il voyait devant lui. À l'école de police, le commissaire Linart assurait que si l'on observe longtemps quelqu'un ou quelque chose, on finit par en recevoir des milliers d'informations précieuses. Et cela suffisait le plus souvent à résoudre toute l'énigme.
Il appelait ce phénomène le «syndrome de Jéricho», si ce n'est qu'au lieu de tourner autour de l'objectif en sonnant des trompettes et en attendant qu'il s'ouvre de lui-même, lui tournait en le dessinant et en l'observant sous tous les angles.
Il avait utilisé cette même technique pour séduire sa femme, Scynthia. Celle-ci était du genre grande beauté altière, habituée à envoyer promener tout prétendant.
Maximilien l'avait remarquée dans un défilé de mannequins où elle était de loin la plus «pneumatique» et donc la plus convoitée par tous les hommes présents. Lui l'avait longuement observée. Au début, ce regard fixe et perçant avait gêné la jeune femme, puis il l'avait intriguée. Rien qu'à la regarder, il avait découvert toutes sortes d'éléments qui, par la suite, lui avaient permis de se brancher sur la même longueur d'onde qu'elle. Elle portait un médaillon orné de son signe astrologique: Poissons. Elle portait des boucles d'oreilles qui lui infectaient les lobes. Elle s'imprégnait d'un parfum très lourd.
À table, il s'était assis à côté, d'elle et avait lancé la conversation sur l'astrologie. Il avait développé la force des symboles, la différence entre les signes d'eau, de terre et de feu. Scynthia, après une méfiance initiale, s'était laissée aller tout naturellement à donner son avis. Puis ils avaient discuté boucles d'oreilles. Il avait évoqué une toute nouvelle substance antiallergique qui permettait de supporter les bijoux aux alliages les plus divers. La conversation avait ensuite roulé sur son parfum, son maquillage, les régimes, les soldes. «Dans un premier temps, il faut mettre l'autre à l'aise en se plaçant sur son terrain.»
Après avoir évoqué les sujets qu'elle connaissait, il avait abordé ceux qu'elle ne connaissait pas: films rares, gastronomie exotique, livres à tirage limité. Dans ce second temps, sa stratégie amoureuse avait été simple, il jouait sur un paradoxe qu'il avait remarqué: les femmes belles aiment qu'on leur parle de leur intelligence, les femmes intelligentes aiment qu'on leur parle de leur beauté.
Dans un troisième mouvement, il avait saisi l'une de ses mains et observé les lignes sur sa paume. Il n'y connaissait strictement rien mais il lui avait dit ce que tout être humain a envie d'entendre: elle avait un destin particulier, elle allait connaître un grand amour, elle serait heureuse, elle aurait deux enfants: deux garçons.
Enfin, dans un dernier temps, pour assurer sa prise, il avait fait semblant de s'intéresser à la meilleure amie de Scynthia, ce qui avait eu aussitôt pour effet d'éveiller sa jalousie. Trois mois plus tard, ils étaient mariés.
Maximilien considéra la pyramide. Ce triangle-ci serait plus difficile à conquérir. Il s'en approcha. Il le toucha. Il le caressa.
Il lui sembla détecter un bruit à l'intérieur de la construction. Rangeant son calepin, il appliqua son oreille sur le flanc-miroir. Il perçut des voix. Aucun doute, il y avait des gens à l'intérieur de cet étrange bâtiment. Il écoutait attentivement quand il entendit un coup de feu.
Surpris, il eut un mouvement de recul. Chez le policier, le sens privilégié est la vue et il n'aimait pas avoir à se livrer à des déductions à partir de sa seule ouïe. Il était pourtant certain que la détonation provenait de l'intérieur de la pyramide. Il appliqua de nouveau son oreille contre la paroi et, cette fois, perçut des cris suivis des grincements des roues d'une voiture. Un tintamarre. De la musique classique. Des applaudissements. Des hennissements de chevaux. Le crépitement d'une mitrailleuse.
47. LE CALOPTERYX DE LA DERNIERE CHANCE
Les treize fourmis n'en peuvent plus. Elles n'émettent plus la moindre phrase phéromonale. Il leur faut économiser jusqu'à l'humidité de ces vapeurs qui leur permettent de communiquer.
103e discerne soudain un mouvement dans le ciel uniforme. Un caloptéryx. Ces grandes libellules, dont la présence vient du fond des temps, sont pour les fourmis comme les mouettes pour le marin égaré: elles indiquent la proximité d'une zone végétale. Les soldates reprennent courage. Elles se frottent les yeux pour affiner leur vision et mieux suivre les évolutions du caloptéryx.
La libellule descend, les frôlant presque de ses quatre ailes nervurées. Les fourmis s'immobilisent pour observer le majestueux insecte. Dans chacune des nervures circule du sang qui bat. La libellule est vraiment la reine du vol. Non seulement elle est capable de se stabiliser en vol géostationnaire, mais avec ses quatre ailes indépendantes, elle est le seul insecte à savoir voler en arrière.
L'immense ombre s'approche, se stabilise, redémarre, tourne autour d'elles. Elle semble vouloir les guider vers le salut. Son vol tranquille indique que son corps ne souffre nullement d'un manque d'humidité.
Les fourmis la suivent. Elles sentent enfin l'air se rafraîchir un peu. Une frise de poils sombres apparaît au sommet d'une colline au front chauve. De l'herbe. De l'herbe! Et là où il y a de l'herbe, il y a de la sève et donc de la fraîcheur et de l'humidité. Elles sont sauvées.
Les treize fourmis galopent jusqu'à ce havre. Elles se goinfrent de pousses et de quelques insectes trop petits pour revendiquer leur droit à la survie. Au-dessus des herbes, quelques fleurs s'offrent à leurs antennes avides: des mélisses, des narcisses, des primevères, des jacinthes, des cyclamens. Il y a des myrtilles sur des arbustes et aussi des sureaux, du buis, des églantiers, des noisetiers, des aubépines, des cornouillers. C'est le paradis.
Elles n'ont jamais vu de région aussi luxuriante. Partout des fruits, des fleurs, des herbes, du petit gibier fouineur et courant moins vite qu'un jet d'acide formique. L'air magnifique est empli de pollens, le sol est jonché de graines en germe. Tout respire l'opulence.
Les fourmis se gavent, comblent à ras bord leur jabot digérant et leur jabot social. Tout leur paraît succulent. D'avoir très faim et très soif dote les aliments d'un goût extraordinaire. La moindre graine de pissenlit s'imprègne de milliers de saveurs, allant du sucré au salé en passant par l'amer. Jusqu'à la rosée qu'elles aspirent sur le pistil des fleurs et qui est pleine de nuances gustatives auxquelles les fourmis n'avaient jusque-là guère accordé d'importance.
5e, 6e et 7e se repassent des étamines pour le seul plaisir de les lécher ou de les mâchouiller comme du chewing-gum. Un simple bout de racine leur est mets délicat. Elles se baignent dans le pollen d'une pâquerette, s'en enivrent et s'en lancent des boules jaunes à la manière de boules de neige.
Elles émettent des phéromones pétillantes de joie qui les picotent quand elles les reçoivent.
Elles mangent, elles boivent, elles se lavent puis mangent encore, boivent encore et se lavent encore. Lasses enfin, elles se frottent dans des herbes et restent là, à savourer leur bonheur d'être vivantes.
Les treize guerrières ont traversé le grand désert blanc septentrional et en sont ressorties indemnes. Elles sont repues, elles se calment, se réunissent, discutent.
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