– À moi de t'entailler les chairs, ma douce!
Elle lui cracha au visage.
– Tenez-la bien, les gars. Je vais lui graver quelques symboles géométriques qui l'aideront à réviser ses cours de maths.
Faisant durer le plaisir, il entailla de bas en haut la longue jupe noire, y tailla un carré de tissu qu'il glissa dans sa poche. Le cutter remontait avec une lenteur insupportable.
«La voix aussi peut se transformer en une arme qui fait mal», lui avait enseigné Yankélévitch.
– YIIIAAAAIIIIAHHHHHHH…
Elle modula son cri en une sonorité insupportable. Dans la rue, des vitres vibrèrent. Les garçons se bouchèrent les oreilles.
– Il va falloir la bâillonner pour travailler tranquillement, constata l'un d'eux.
Ils s'empressèrent de lui enfoncer un foulard de soie dans la bouche. Julie haleta désespérément.
L'après-midi touchait à sa fin. Le réverbère s'éclaira grâce à sa cellule photoélectrique, sensible à la baisse de la clarté du jour. L'irruption de la lumière ne troubla pas les tourmenteurs de la jeune fille. Ils demeurèrent là, dans le cône d'éclairage, à jouer avec leur cutter. La lame parvenait aux genoux. Gonzague érafla d'une ligne horizontale la peau fine de Julie.
– Ça, c'est pour le coup au nez.
– Un trait vertical pour former une croix.
– Ça, c'est pour le coup dans l'entrejambe.
Troisième entaille au genou, dans le même sens.
– La morsure sur la joue. Et ce n'est qu'un début.
Le cutter reprit sa course lente vers le haut de la jupe.
– Je vais te découper comme la grenouille en biologie, lui annonça Gonzague. Je sais tout à fait bien m'y prendre. J'ai eu un vingt sur vingt, tu te souviens? Non. Tu ne te souviens pas. Les mauvais élèves quittent le cours avant la fin.
Il fit encore cliqueter la lame du cutter pour mieux la dégager.
Elle suffoqua, paniquée, au bord de l'évanouissement. Elle se souvint avoir lu, dans l' Encyclopédie , qu'en cas de danger impossible à fuir, il faut imaginer une sphère au-dessus de sa tête et y faire pénétrer peu à peu tous ses membres, toutes les parties de son corps jusqu'à ce que celui-ci ne soit plus qu'une enveloppe vide, privée d'esprit.
Belle théorie, facile à se représenter quand on est assise bien tranquillement dans un fauteuil, mais difficile à mettre en pratique lorsqu'on est liée à une colonne métallique et que des voyous s'acharnent sur vous!
Émoustillé par cette si jolie fille réduite à l'impuissance, le plus gros des trois lui souffla à la figure une haleine lourde et caressa les longs cheveux noirs, doux et soyeux de Julie. De ses doigts tremblants, il effleura le cou blanc translucide où battaient les jugulaires.
Julie se trémoussa dans ses liens. Elle était capable de supporter le contact avec un objet, fut-ce la lame d'un cutter, mais en aucun cas celui d'un épidémie humain. Ses yeux s'écarquillèrent. Elle devint d'un coup pivoine. Tout son corps frémit et parut sur le point d'exploser. Elle souffla bruyamment par le nez. Le gros recula. Le cutter interrompit sa course.
Le plus grand avait déjà vu pareil état.
– Elle fait une crise d'asthme, déclara-t-il.
Les garçons reculèrent, effrayés de voir que leur victime souffre d'un mal qu'ils ne lui avaient pas eux-mêmes infligé. La jeune fille devenait écarlate. Elle tirait sur ses liens au point de s'entamer la peau.
– Laissez-la, fit une voix.
Une ombre longue, nantie de trois jambes, s'étirait à l'entrée de l'impasse. Les assaillants se retournèrent et reconnurent David; la troisième jambe, c'était sa canne qui l'aidait à marcher malgré une spondylarthrite juvénile.
– Alors, David, on se prend pour Goliath? se moqua Gonzague. Désolé, mon vieux, mais on est trois et toi, tu es seul, tout petit et pas du genre musclé.
La bande s'esclaffa. Pas longtemps.
D'autres ombres s'alignaient déjà à côté des trois jambes. De ses yeux presque exorbités, Julie distingua les Sept Nains, les élèves du dernier rang.
Ceux de la première rangée leur foncèrent dessus mais les Sept Nains ne reculèrent pas. Le plus gros des sept distribua des coups de ventre. L'Asiatique pratiqua un art martial très compliqué du genre taekwondo. Le Maigre giflait à tour de bras. La Costaude aux cheveux courts donnait des coups de coude. La Mince à la chevelure blonde usa de ses dix ongles comme d'autant de lames. L'Efféminé visa habilement les tibias de ses pieds. Apparemment, il ne savait faire que ça mais il le faisait bien. Enfin, David fit tournoyer sa canne, frappant de petits coups secs les mains des trois agresseurs.
Gonzague et ses acolytes refusaient d'abandonner aussi facilement la partie. Ils se regroupèrent, distribuant eux aussi des horions et fouettant l'air de leur cutter. Mais à sept contre trois, le combat tourna vite en faveur de la majorité et les tourmenteurs de Julie préférèrent s'enfuir en faisant des bras d'honneur.
– On se retrouvera! cria Gonzague en déguerpissant.
Julie étouffait toujours. Cette victoire n'avait pas mis un terme à sa crise d'asthme, David s'empressa autour du réverbère. Il enleva délicatement le bâillon de la bouche de la jeune fille puis, du bout des ongles, dénoua les nœuds des liens qui emprisonnaient ses poignets et ses chevilles et qu'elle avait resserrés en se débattant.
À peine libérée, elle fonça sur son sac à dos et en sortit un vaporisateur de Ventoline. Bien que très affaiblie, elle parvint à trouver suffisamment d'énergie pour placer l'embout dans sa bouche et le presser de toutes ses forces. Avidement, elle aspira. Chaque bouffée lui redonnait des couleurs et la calmait.
Son second geste fut de récupérer l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu et de le ranger prestement dans son sac à dos.
– Heureusement qu'on passait par là, remarqua Jiwoong.
Julie se massa les poignets pour rétablir la circulation du sang dans ses mains.
– Leur chef, c'est Gonzague Dupeyron, dit Francine.
– Ouais, c'est la bande à Dupeyron, confirma Zoé. Ils appartiennent au groupuscule des Rats noirs. Ils ont déjà fait toutes sortes de bêtises, mais la police laisse faire parce que l'oncle de Gonzague, c'est le préfet.
Julie se taisait, elle était trop occupée à retrouver son souffle pour parler. Des yeux, elle fit le tour des Sept. Elle reconnut le petit brun à la canne, David. C'était celui qui avait cherché à l'aider au cours de maths. Des autres, elle ne connaissait que les prénoms: Ji-woong l'Asiatique, Léopold, le grand taciturne, Narcisse l'efféminé narquois, Francine, la svelte blonde rêveuse, Zoé, la cos-taude grincheuse et Paul, le gros placide.
Les Sept Nains du fond de la classe.
– Je n'ai besoin de personne. Je m'en sors très bien toute seule, proféra Julie en continuant à récupérer son souffle.
– Eh bien, on aura tout entendu! s'exclama Zoé. Quelle ingratitude! Allons-nous-en, les gars, et laissons cette pimbêche se tirer sans nous de ses ennuis.
Six silhouettes rebroussèrent chemin. David traîna des pieds. Avant de s'éloigner, il se retourna et confia à Julie:
– Demain, notre groupe de rock répète. Si tu veux, viens nous rejoindre. On s'exerce dans la petite salle, juste au-dessous de la cafétéria.
Sans répondre, Julie rangea soigneusement l' Encyclopédie tout au fond de son sac à dos, serra fort la lanière et s'éclipsa par les ruelles sinueuses et étroites.
L'horizon s'étend à l'infini, sans la moindre verticale pour le briser.
103e marche à la recherche du sexe promis. Ses articulations craquent, ses antennes s'assèchent sans cesse et elle perd beaucoup d'énergie à les lubrifier nerveusement de ses labiales tremblotantes.
Читать дальше