Il recula de cinq pas et observa longuement la construction. Ses proportions et sa forme étaient harmonieuses. Quel que soit l'architecte qui avait érigé cette étrange pyramide en pleine forêt, il avait abouti à une perfection architecturale.
NOMBRE D'OR : Le nombre d'or est un rapport précis grâce auquel on peut construire, peindre, sculpter en enrichissant son œuvre d'une force cachée. À partir de ce nombre ont été construits la pyramide de Chéops, le temple de Salomon, le Parthénon et la plupart des églises romanes. Beaucoup de tableaux de la Renaissance respectent eux aussi cette proportion.
On prétend que tout ce qui est bâti sans respecter quelque part cette proportion finit par s'effondrer. On calcule ce nombre d'or de la manière suivante:
Soit 1,6180335.
Tel est le secret millénaire. Ce nombre n'est pas qu'un pur produit de l'imagination humaine. Il se vérifie aussi dans la nature. C'est, par exemple, le rapport d'écartement entre les feuilles des arbres afin d'éviter que, mutuellement, elles ne se fassent de l'ombre. C'est aussi le nombre qui définit l'emplacement du nombril par rapport à l'ensemble du corps humain.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
Le lycée était un bâtiment parfaitement carré.
Ses trois ailes de béton en U se fermaient sur une haute grille métallique traitée à l'antirouille.
«Un lycée carré afin de former des têtes carrées.»
Elle espérait que les flammes lécheraient bientôt les murs de cet établissement qui ressemblait pour elle à une prison, à une caserne, à un hospice, à un hôpital, à un asile d'aliénés, bref, à l'un de ces endroits carrés où l'on isole les gens qu'on veut voir le moins possible traîner dans les rues.
La jeune fille guettait la fumée qui s'échappait, épaisse, du côté des poubelles. Le concierge surgit bientôt, armé d'un extincteur, et noya le début de sinistre dans un nuage de neige carbonique.
Pas facile de s'attaquer au monde.
Elle marcha dans la ville. Tout, autour d'elle, remuglait la pourriture. En raison de la grève des éboueurs, les rues étaient pleines de poubelles débordant des détritus classiques des humains: petits sacs bleus éventrés remplis d'aliments en putréfaction, de papiers sales, de mouchoirs collants…
Julie se boucha les narines. Elle eut l'impression d'être suivie en s'avançant dans la zone pavillonnaire, déserte à cette heure-ci. Elle se retourna, ne vit rien et poursuivit son chemin. Mais, comme l'impression se faisait plus forte, elle jeta un coup d'œil dans le rétroviseur d'une voiture garée au bord du trottoir et constata qu'en effet elle ne s'était pas trompée. Il y avait trois types, là-bas, derrière elle. Julie les reconnut. C'étaient des élèves de sa classe, tous membres de la caste du premier rang, avec à leur tête Gonzague Dupeyron, toujours en chemise et foulard de soie.
Instinctivement, elle pressentit le danger et déguerpit.
Ils se rapprochaient, elle accéléra le pas. Elle ne pouvait pas courir, son talon encore endolori par sa chute dans la forêt l'en empêchait. Elle connaissait mal ce quartier. Ce n'était pas son chemin habituel. Elle tourna à gauche, puis à droite. Les pas des garçons résonnaient toujours derrière elle. Elle tourna encore. Zut! Cette voie s'achevait en impasse, impossible de faire demi-tour. Elle se dissimula sous un porche, serrant sur sa poitrine le sac à dos contenant l' Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu comme si elle avait pu lui servir d'armure.
– Elle est sûrement quelque part par là, annonça une voix. Elle n'a pas pu s'échapper. La rue est sans issue.
Ils entreprirent d'explorer les porches, les uns après les autres. Ils se rapprochaient. La jeune fille sentit une sueur froide couler le long de son échine.
Il y avait une porte au fond du porche, une sonnette. «Sésame, ouvre-toi», implora Julie en appuyant désespérément sur le bouton.
Quelques bruits derrière la porte qui ne s'ouvrit pas.
– Où es-tu, petite Pinson, petit, petit, petit, ricana la bande.
Julie se recroquevilla au bas de la porte, genoux sous le menton. Trois visages hilares surgirent d'un coup.
Dans l'incapacité de fuir, Julie fit front. Elle se leva.
– Que me voulez-vous? demanda-t-elle d'une voix qui se voulait ferme.
Ils se rapprochèrent.
– Fichez-moi la paix.
Ils avançaient toujours, lentement, posément, jouissant de la terreur dans les yeux gris clair et voyant bien que, pour la jeune fille, il n'y avait pas d'échappatoire.
– Au secours! Au viol!
Dans l'impasse, les rares fenêtres ouvertes se fermèrent aussitôt et des lumières s'éteignirent prestement.
– Au secours! Police!
Dans les grandes villes, la police était difficile à joindre, lente à arriver, ses effectifs étaient peu nombreux. Il n'y avait pas de protection individuelle réellement efficace.
Les trois dandys prenaient tout leur temps. Déterminée à ne pas se laisser attraper, Julie tenta une ultime manœuvre: tête baissée, elle fonça. Elle parvint à contourner deux de ses ennemis, s'empara du visage de Gonzague comme pour un baiser et, du front, lui frappa le nez. Il y eut comme un bruit de bois sec qui se fend. Comme il portait la main à son appendice nasal, elle en profita pour lui envoyer un coup de genou dans l'entrejambe. Gonzague descendit la main vers son sexe et émit un léger râle, plié en deux.
Julie savait depuis toujours que le sexe était un point faible et non un point fort.
Si Gonzague était momentanément hors de combat, les autres non, qui lui attrapèrent les bras. Elle se débattit et, dans ses efforts, son sac à dos tomba et l' Encyclopédie en jaillit. Elle eut un mouvement du pied pour le récupérer et un garçon comprit que cet ouvrage était important pour elle. Il se baissa pour ramasser le livre.
– Touche pas à ça! glapit Julie, tandis que le troisième acolyte, sans se soucier de ses coups de reins, lui tordait les bras dans le dos.
Gonzague, encore grimaçant mais affichant un sourire qui voulait signifier «tu ne m'as même pas fait mal», s'empara du trésor de la jeune fille.
– En-cy-clo-pé-die du sa-voir re-latif et ab-solu… tome III, énonça-t-il. Qu'est-ce que c'est que ça? On dirait un manuel de sorcellerie.
Le plus fort la retenait fermement, les deux autres feuilletèrent le livre. Ils tombèrent sur des recettes de cuisine.
– N'importe quoi! Un truc de fille. C'est nul! s'exclama Gonzague en envoyant valser dans le caniveau le grimoire d'Edmond Wells.
À chacun, l' Encyclopédie présentait un visage différent.
En tapant vivement de son bon talon sur les orteils de son tortionnaire, Julie parvint à se dégager momentanément et à rattraper le livre de justesse avant qu'il ne soit avalé par la bouche d'égout. Mais déjà les trois garçons étaient sur elle. Elle distribua des coups de poing dans la mêlée, voulut griffer des visages mais elle n'avait pas d'ongles. Une arme naturelle lui restait: ses dents. Elle enfonça ses deux incisives tranchantes dans la joue de Gonzague. Du sang coula.
– Elle m'a mordu, la furie. La lâchez pas, grogna son tourmenteur. Vous autres, attachez-la!
Avec leurs mouchoirs, ils la ligotèrent à un réverbère.
– Tu vas me payer ça, marmonna Gonzague, en frottant sa joue sanguinolente.
Il sortit un cutter de sa poche et en fit cliqueter la lame.
Читать дальше