103 683e a perdu l'habitude d'accomplir autant d'efforts. Là-bas, au-delà du bord du monde, dans l'univers artificiel des Doigts, tout était à portée de mandibules.
Si elle ne s'était pas évadée de leur monde, elle serait amorphe et fainéante comme un Doigt. Car, elle l'a vu à la télévision, les Doigts sont toujours partisans du moindre effort. Ils ne savent même pas fabriquer leur propre nid. Ils ne savent plus chasser pour se nourrir. Ils ne savent plus courir pour fuir leurs prédateurs. D'ailleurs, ils n'en ont plus.
Comme le dit bien un adage myrmécéen: La fonction fait l'organe, mais l'absence de fonction défait l'organe .
103 683e se souvient de sa vie là-bas, au-delà du monde normal.
Que faisait-elle de ses journées?
Elle mangeait la nourriture morte qui lui tombait du ciel, elle regardait la mini-télévision et elle discutait au téléphone (celui de la machine à traduire ses phéromones en mots auditifs) des Doigts. «Manger, téléphoner, regarder la télévision»: les trois principales occupations des Doigts.
Elle n'avait pas tout confié à ses douze cadettes. Elle ne leur avait pas dit que ces Doigts communicants étaient peut-être très causants sans être pour autant efficaces. Ils n'étaient même pas parvenus à convaincre d'autres Doigts de l'intérêt de prendre en considération la civilisation des fourmis et de dialoguer avec elles d'égal à égal.
C'était parce qu'ils avaient échoué que 103 683e tentait à présent de réussir le projet en sens inverse: convaincre les fourmis de faire alliance avec les Doigts. De toute façon, elle était convaincue que c'était l'intérêt des deux plus grandes civilisations terriennes. Fonctionner en additionnant leurs talents et non en les opposant.
Elle se souvient de son évasion. Cela n'avait pas été facile. Les Doigts ne voulaient pas la laisser partir. Elle avait attendu qu'on annonce une météo clémente à la mini-télévision et avait profité d'un interstice de la grille supérieure pour fuir, tôt le matin.
Maintenant, le plus dur reste à faire. Convaincre les siennes. Que les douze jeunes exploratrices n'aient pas d'emblée rejeté son projet lui semble cependant de bon augure.
La vieille fourmi rousse et ses comparses ont terminé leur mouvement pendulaire pour rejoindre l'autre bord de la crevasse. 103 683e signale aux autres que, par commodité, elles peuvent l'appeler comme les soldates de la croisade par un diminutif odorant plus court.
Mon nom est 103 683e. Mais vous pouvez m'appelez 103e.
14e signale que ce n'est pas le nom fourmi le plus long qu'elles aient connu. Avant, dans leur groupe, il y avait une toute jeune fourmi portant le nom de 3 642 451e. On perdait un temps fou à l'appeler. Heureusement, elle avait été mangée par une plante Carnivore durant une chasse.
Elles continuent leur descente.
Les fourmis font une halte dans une caverne rocheuse et s'échangent des trophallaxies aux psoques et aux méloïdes triturés. La vieille a un frisson de dégoût. Déci dément, ce n'est pas bon, le méloïde. Trop amer. Même trituré.
COMMENT S'INTÉGRER : Il faut imaginer que notre conscient est la partie émergée de notre pensée. Nous avons 10 % de conscient émergé et 90 % d'inconscient immergé.
Quand nous prenons la parole, il faut que les 10 % de notre conscient s'adressent aux 90 % de l'inconscient de nos interlocuteurs.
Pour y parvenir, il faut passer la barrière des filtres de méfiance qui empêchent les informations de descendre jusqu'à l'inconscient.
L'un des moyens d'y réussir consiste à mimer les tics d'autrui. Ils apparaissent nettement au moment des repas. Profitez donc de cet instant crucial pour scruter votre vis-à-vis. S'il parle en mettant une main devant sa bouche, imitez-le. S'il mange ses frites avec les doigts, faites de même, et s'il s'essuie souvent la bouche avec sa serviette, suivez-le encore. Posez-vous des questions aussi simples que: «Est-ce qu'il me regarde quand il parle?», «Est-ce qu'il parle quand il mange?»
En reproduisant les tics qu'il manifeste en son moment le plus intime, la prise de nourriture, vous transmettrez automatiquement le message inconscient: «Je suis de la même tribu que vous, nous avons les mêmes manières et donc sans doute une même éducation et les mêmes préoccupations.»
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
Après les mathématiques, la biologie. Julie gagna directement le département des «sciences exactes», avec ses paillasses de faïence blanche, ses bocaux renfermant des fœtus animaux baignant dans du formol, ses éprou-vettes sales, ses becs Bunsen noircis et ses microscopes encombrants.
À la sonnerie, élèves et professeurs pénétrèrent dans la salle de biologie. Chacun savait que, pour ce cours, il convenait de se déguiser en s'habillant d'une blouse blanche. Accomplir ce geste suffisait à donner l'impression de revêtir l'uniforme de «ceux qui savent».
Pour la première partie, dite théorique, le professeur avait choisi pour thème «le monde des insectes». Julie sortit son cahier, déterminée à tout noter soigneusement pour vérifier si ses propos correspondraient aux passages afférents de l' Encyclopédie .
Le professeur commença:
– Les insectes constituent 80 % du règne animal. Les plus anciens, les blattes, sont apparus il y a au moins trois cents millions d'années. Sont arrivés ensuite les termites, il y a deux cents millions d'années, puis les fourmis, il y a cent millions d'années. Pour mieux vous rendre compte de l'antériorité de la présence des insectes sur notre planète, il suffit de vous rappeler que notre plus lointain arrière-grand-père connu est daté tout au plus de trois millions d'années.
Le professeur de biologie souligna que les insectes n'étaient pas seulement les plus anciens habitants de la Terre mais aussi les plus nombreux.
– Les entomologistes ont décrit environ cinq millions d'espèces différentes et, chaque jour, on en découvre une centaine d'inconnues. À titre de comparaison, sachez que, par jour également, seule une espèce inconnue de mammifère est détectée.
Au tableau noir, il inscrivit, très gros, «80 % du règne animal».
– Donc, les insectes sont, de tous les animaux de la planète, les plus anciens, les plus nombreux et, j'ajouterai, les moins connus.
Il s'interrompit et un bzzz envahit la pièce. D'un geste précis, le professeur attrapa l'insecte qui troublait son cours et exhiba son corps écrasé en une sorte de sculpture tordue d'où émergeaient encore deux ailes et une tête munie d'une unique antenne.
– C'était une fourmi volante, expliqua l'homme. Sans doute une reine. Chez les fourmis, seules les sexuées possèdent des ailes. Les mâles meurent au moment de la copulation en vol. Les reines continuent sans eux à voler à la recherche d'un lieu où pondre. Comme vous pouvez le constater vous-mêmes, avec l'augmentation générale des températures, la présence des insectes se fait davantage sentir.
Il regarda le corps écrabouillé de la reine fourmi.
– Les sexuées s'envolent généralement juste avant qu'un orage n'éclate. La présence de cette reine parmi nous indique qu'il risque de pleuvoir demain.
Le professeur de biologie jeta la reine écrasée agonisante en pâture à un troupeau de grenouilles qui vivaient dans un aquarium d'à peu près un mètre de long sur cinquante centimètres de hauteur. Les batraciens se bousculèrent pour déguster la proie.
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