Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
Détruire.
Les soldates laïques chargent les religieuses. La prophètes je 23e comprend trop tard ce qui se passe. Des phé-romones d'alerte volent en tous sens et, en quelques secondes, c'est la pagaille.
Partout, des déistes s'effondrent, tendent leurs pattes pour former une croix à six branches et lâchent, agonisantes, leurs effluves mystiques:
Les Doigts sont nos dieux.
Tant bien que mal, l'assemblée s'organise pour résister à l'effet de surprise. Les jets d'acide fusent. Des chitines fondent. Des jets perdus font s'effondrer des pans entiers de plafond.
23e interpelle quelques compagnes:
Il faut me sauver.
La religion n'a pas fait qu'engendrer le culte des morts, elle a aussi créé la primauté des prêtres. Des soldates déistes s'empressent de se regrouper autour de 23e pour former un barrage avec leurs corps tandis que trois grosses ouvrières creusent à toute allure une issue pour lui permettre de fuir.
Les Doigts sont nos dieux.
Un tapis d'étoiles tétanisées commence à recouvrir le sol et, pour éviter qu'on ne voue un culte aux martyres, les laïques leur tranchent la tête.
Ces décapitations ralentissent l'offensive. La prophé-tesse 23e saisit sa chance et, avec quelques conjurées rescapées du massacre, fuit par l'excavation.
La petite troupe galope dans les couloirs, des soldates laïques sont sur leurs talons. Dans cette course-poursuite, des déistes se laissent mourir pour protéger leur prophé-tesse. C'est la première fois dans l'histoire myrmécéenne qu'autant de fourmis se font tuer pour préserver une seule des leurs, précieuse entre toutes. Même les reines n'ont jamais suscité autant de ferveur.
Les Doigts sont nos dieux.
Chaque cadavre se fige en une croix et pousse ce cri de mort. Les dépouilles obstruent parfois complètement le passage, contraignant les poursuivantes à couper leurs pattes une à une pour le dégager.
Les déistes ne sont plus qu'une dizaine mais elles connaissent mieux les lieux que leurs assaillantes et savent exactement où tourner pour les semer. Soudain, elles sont coincées: un lombric leur barre la route. 23e encourage ses compagnes, épuisées et blessées:
Suivez-moi.
La prophétesse se rue sur le ver et, à la plus grande stupéfaction de ses fidèles, d'un coup de mandibules, elle creuse un sillon dans son flanc et désigne cette plaie comme s'il s'agissait de l'écoutille d'un vaisseau. C'est là son idée: se servir de cet annélide comme d'un engin subterrestre. Par chance, le ver est bien gras. Tout le groupe parvient à s'introduire dans son corps sans le tuer.
L'animal se cabre, évidemment, lorsqu'il sent tant de présences étrangères s'engouffrer dans son corps mais, comme il n'est doté que d'un système nerveux restreint, il poursuit sa route avec ses nouveaux parasites.
L'énorme tube gluant rampe déjà sur les murs et les parois quand 13e et ses soldates arrivent sur les lieux. Les laïques n'ont aucun moyen de savoir dans quelle direction il va. Grimpe-t-il? Descend-il?
L'odeur de l'annélide n'est pas assez nette pour qu'on puisse bien la détecter dans le dédale des couloirs de la métropole myrmécéenne. L'être gluant glisse donc tranquillement, emportant les déistes fuyardes.
172. CHEZ LE PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE
Le professeur de philosophie ne fut pas surpris de les voir sonner à sa porte. De lui-même, il leur offrit de les héberger;
Julie se précipita sous la douche et s'émerveilla de se sentir propre, enfin purifiée de toutes les immondices des égouts et de leurs effroyables odeurs. Elle jeta ses vêtements de reine souillés dans un sac-poubelle et enfila l'un des survêtements de l'enseignant. Heureusement que les tenues de sport sont unisexes.
Agréablement propre et nette, elle s'affala sur le canapé du salon.
– Merci, monsieur. Vous nous avez sauvés, dit David qui avait lui aussi enfilé un survêtement.
L'enseignant leur servit un verre, accompagné de cacahuètes, et alla leur préparer de quoi dîner.
Ils dévorèrent des petits sandwiches au saumon et d'autres aux œufs et aux câpres.
À table, le professeur alluma la télévision. A la toute fin des actualités régionales, on parlait d'eux. Julie monta le son. Marcel Vaugirard interviewait un membre des forces de l'ordre qui expliquait que cette soi-disant «Révolution des fourmis» était en fait l'œuvre d'un groupe d'anarchistes, responsables entre autres des blessures qui avaient plongé dans le coma un jeune lycéen.
Et l'on fit passer à l'écran la photo de Narcisse.
– Narcisse est dans le coma! s'exclama David.
Julie avait certes vu le styliste des insectes se faire tabasser par les Rats noirs puis une ambulance l'emporter mais de là à l'imaginer dans le coma!
– Il faut qu'on aille lui rendre visite à l'hôpital, dit Julie.
– Pas question, rétorqua David. On se ferait prendre aussitôt.
La télévision présentait en effet une affiche avec les huit portraits agrandis des musiciens du groupe «Les Fourmis». Ils furent satisfaits d'apprendre que, comme eux, les cinq autres avaient pu s'échapper. Ainsi qu'Elisabeth.
– Eh bien, dites-donc, quelle histoire, les enfants! Vous feriez mieux de rester bien tranquillement ici en attendant que ça se tasse.
Le professeur de philosophie leur proposa pour dessert un yaourt et se leva pour préparer le café.
Julie enrageait tandis que, sur l'écran, on montrait les ravages provoqués par cette «Révolution des fourmis» dans le lycée de Fontainebleau: salles de classe saccagées, draps déchirés, meubles jetés au feu.
– Nous avons réussi à montrer qu'il était possible de faire une révolution sans violence. Ils veulent nous enlever même ça!
– Bien sûr, intervint le professeur de philosophie. Votre copain Narcisse me semble bien mal en point.
– Mais ce sont les Rats noirs, qui l'ont amoché. Ce ne sont que des provocateurs! s'écria Julie.
– Notre révolution est quand même parvenue à tenir six jours sans violence, renchérit David.
L'enseignant fit la moue, comme si leur plaidoyer ne le satisfaisait pas vraiment. Lui, si peu rigoriste dans ses notations, semblait soudain déçu par leurs copies.
– Il y a quelque chose qui vous échappe complètement. Sans violence, rien n'est spectaculaire, donc média-tiquement intéressant. Votre révolution est passée à côté de la plaque précisément parce qu'elle se voulait sans violence. De nos jours, pour toucher les foules, il faut absolument passer aux actualités de vingt heures et, pour passer aux actualités de vingt heures, il faut des morts, des accidentés de la route, des victimes d'avalanche, qu'importe, pourvu qu'il y ait du sang. On ne s'intéresse qu'à ce qui ne va pas et qui fait peur. Vous auriez dû tuer ne serait-ce qu'un seul flic. En voulant à tout prix prôner la non-violence, vous vous êtes condamnés à n'être qu'une petite fête scolaire, une kermesse de lycée, c'est tout.
– Vous plaisantez! s'offusqua Julie.
– Non, je suis réaliste. Heureusement que ces petits fachos sont venus vous attaquer, sinon votre révolution aurait fini par sombrer dans le ridicule. Des gosses de bonne famille qui occupent un lycée histoire de fabriquer des vêtements en forme de papillon, ça incite plus au rire qu'à l'admiration. Vous devriez les remercier d'avoir expédié votre copain dans le coma. S'il meurt, vous aurez au moins un martyr!
Était-il sérieux? Julie s'interrogeait. Elle savait pertinemment qu'en optant pour la non-violence, sa révolution perdrait certes beaucoup de sa virulence mais c'est ainsi qu'elle avait choisi de jouer le jeu, conformément aux préceptes de l' Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu . Gandhi avait réussi une révolution non-violente. Cela pouvait exister.
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