Il éleva son porte-voix:
– Rendez-vous! Il ne vous sera fait aucun mal.
Elisabeth, la meneuse des filles du club de aïkido, se saisit d'une lance d'incendie. Elle avait constaté que l'eau avait été rebranchée et, à présent, elle fauchait à tour de bras les policiers qui l'entouraient. Son acte d'héroïsme fut de courte durée. Des CRS lui arrachèrent la lance des mains et tentèrent de la menotter. Elle ne dut son salut qu'à sa science des arts martiaux.
– Ne perdez pas de temps avec les autres. Julie Pinson, il nous faut Julie Pinson! rappela le commissaire dans son porte-voix.
Les assaillants possédaient le signalement de la jeune fille aux yeux gris clair. Prise en chasse, elle fonça vers les lances d'incendie. Elle eut à peine le temps d'en saisir une et de libérer la goupille de sécurité.
Déjà, des policiers l'encerclaient.
Une giclée d'adrénaline monta si rapidement en elle qu'elle perçut tout ce qui se passait dans son corps. Elle était dans l'ici et le maintenant comme jamais auparavant. Elle ajusta son cœur pour l'accorder au rythme du combat et, spontanément, ses cordes vocales lancèrent leur cri de guerre:
– Tiaaaah!!!
Elle déclencha le jet d'eau et les noya au point de les forcer à se mettre à genoux. Mais ils continuaient à avancer.
Elle était une machine de combat, elle se sentait invincible. Elle était reine, elle contrôlait le dehors et le dedans, elle pouvait encore changer le monde.
Maximilien ne s'y trompa pas:
– Elle est là. Emparez-vous de cette furie! ordonna-t-il dans son porte-voix.
Une nouvelle giclée d'adrénaline donna à Julie la force de décocher un formidable coup de coude à l'homme qui tentait de l'attraper par-derrière. Un coup de pied bien ajusté fît plier un second assaillant.
Tous ses sens en alerte, elle reprit la lance d'incendie qui était tombée à terre, l'appuya contre son ventre telle une mitrailleuse, les abdominaux contractés. Elle faucha une ligne de policiers.
Quel miracle s'accomplissait en elle? Les mille cent quarante muscles qui constituaient son corps, les deux cent six os de son squelette, les douze milliards de cellules nerveuses de son cerveau, les huit millions de kilomètres de câblage nerveux, il n'y avait pas une parcelle de ses cellules qui ne se préoccupât de la voir gagner.
Une grenade lacrymogène éclata juste entre ses pieds et elle s'étonna que ses poumons ne s'autorisent pas une crise d'asthme pendant la bataille. Peut-être la graisse accumulée ces derniers temps lui avait-elle donné une réserve de forces pour mieux lutter.
Mais les CRS étaient sur elle. Avec leurs masques à gaz aux yeux ronds et leurs becs pointus prolongés d'un filtre ils ressemblaient à de noirs corbeaux.
Julie, qui donnait des coups de pied, perdit ses sandalettes. Une dizaine de bras se plaquèrent partout sur son corps, enserrant son cou et ses seins.
Une seconde grenade tomba tout près d'elle et un brouillard épais ajouta à la confusion. Les larmes ne suffisaient plus à protéger sa cornée.
Soudain tout s'inversa. Les bras ennemis s'éloignèrent, chassés par de petits coups de bâton précis et puissants. Au milieu des corbeaux, une main chercha la sienne et la saisit.
Dans la brume, ses yeux gris clair rétrécis identifièrent son sauveur: David.
Avec le peu d'énergie qui lui restait, elle voulut reprendre la lance à eau mais le garçon la tira en arrière:
– Viens.
Son oreille gauche capta les mots. Sa bouche articula:
– Je veux me battre jusqu'au bout.
C'était le désordre dans ses cellules, même ses deux hémisphères cérébraux n'étaient pas d'accord. Ses jambes décidèrent de détaler. David entraîna Julie vers le local du club de musique avec son débouché sur les caves.
– Si nous fuyons, ce sera pour moi un échec de plus, parvint-elle à émettre, le souffle haché.
– Fais comme les fourmis. Quand il y a danger, leurs reines fuient par les souterrains.
Elle scruta la bouche béante et sombre devant elle.
– L'Encyclopédie!
Paniquée, elle sonda les couvertures.
– Laisse tomber, les flics arrivent.
– Jamais!
Un policier apparut dans l'embrasure. David fit tournoyer sa canne pour gagner du temps. Il parvint à le repousser et même à fermer la porte avec les verrous.
– Ça y est, je l'ai! dit Julie en brandissant à la fois l' Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu et son sac à dos.
Elle y enfourna le livre, serra les sangles et consentit à suivre David dans le souterrain. Il semblait aller dans une direction précise. Comprenant que Julie ne faisait plus que suivre des directives extérieures, les sens et les cellules de la jeune fille se firent moins présents et reprirent leurs occupations habituelles: fabriquer de la bile, transformer l'oxygène en gaz carbonique, évacuer ou transformer les résidus de gaz lacrymogènes, fournir en sucre les muscles qui en réclamaient.
Dans le labyrinthe des caves de l'établissement, les policiers perdirent leur trace. Julie et David couraient. Ils parvinrent au croisement. A gauche, les caves de l'immeuble voisin, à droite les égouts. David la poussa vers la droite.
– Où va-t-on?
Par là! L'escouade de 13e avance dans le couloir. Grâce à des indiscrétions phéromonales, elles ont découvert le passage secret qui mène au repaire des déistes. Il est situé au quarante-cinquième niveau en sous-sol. Il suffit de soulever une motte de champignons pour déboucher à l'intérieur.
Les soldates, toutes très bien équipées en mandibules, cheminent à pas prudents dans le couloir. Celles qui sont munies d'ocelles à vision infrarouge distinguent d'étranges graffitis sur les parois. Ici, à la pointe de la mandibule, des fourmis ont tracé non seulement des cercles mais de véritables fresques. On y voit des cercles tuant des fourmis. Des cercles nourrissant des fourmis. Des cercles discutant avec des fourmis. Voilà la vision des dieux en action.
La troupe meurtrière avance et se heurte à un premier système de sécurité. C'est une fourmi-concierge dont la large tête obstrue l'issue. Dès que l'animal-porte perçoit les effluves des soldates, il fait tournoyer ses cisailles en émettant des phéromones d'alerte. Que les déistes soient parvenues à convertir des fourmis aussi particulières que celles de la caste des concierges montre bien l'étendue de leur pouvoir.
Sous les coups de boutoir des laïques, la porte blindée vivante finit par rendre l'âme. En lieu et place du large front de la concierge, il y a désormais un tunnel fumant. Les guerrières foncent. Une fourmi déiste artilleuse, qui se trouve là par hasard, accourt et se met à tirer mais elle est fusillée avant même d'avoir causé le moindre dégât.
Dans son agonie, la fourmi déiste se traîne et gesticule un peu pour allonger ses pattes. Soudain, elle se crispe en une croix à six branches plus ou moins rigides. Dans un ultime effort, elle émet le plus fort qu'elle peut:
Les Doigts sont nos dieux.
PARADOXE D'ÉPIMÉNIDE : À elle seule, la phrase «cette phrase est fausse» constitue le paradoxe d'Épiménide. Quelle phrase est fausse? Cette phrase. Si je dis qu'elle est fausse, je dis la vérité. Donc, elle n'est pas fausse. Donc, elle est vraie. La phrase renvoie à son propre reflet inversé. Et c'est sans fin.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome EU.
166. FUITE DANS LES EGOUTS
Ils avançaient dans le noir. Ça empestait, ça glissait, ils n'avaient aucun moyen de se repérer, ne s'étant jamais aventurés jusqu'ici.
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