Cette chose molle et tiède qu'elle avait palpée du bout de l'index, qu'était-ce? Un excrément? Une moisissure? Était-ce animal? Végétal? Était-ce vivant?
Plus loin, un tronçon pointu, ici une rondelle humide. Il y avait du sol poilu, du sol râpeux, du sol gluant…
Son sens du toucher n'était pas encore suffisamment sensible pour lui apporter des informations précises.
Pour se donner du courage, sans s'en rendre compte, doucement, Julie se mit à chantonner «Une souris verte, qui courait dans l'herbe» et s'aperçut que, grâce à la réverbération de sa voix, elle pouvait plus ou moins évaluer l'espace dont elle disposait devant elle. Si son sens du toucher était déficient, son ouïe et sa voix le compensaient.
Elle constata que, dans le noir, elle y voyait mieux lorsqu'elle fermait les paupières. Elle était en train de fonctionner, en fait, comme une chauve-souris qui, dans une caverne, développe sa capacité à percevoir les volumes grâce à l'émission et à la réception de sons. Plus ceux-ci étaient aigus, mieux elle discernait la forme de l'endroit où ils se trouvaient et jusqu'aux obstacles qui leur faisaient face.
ÉCOLE DU SOMMEIL : Nous passons vingt-cinq années de notre existence à dormir et, pourtant, nous ignorons comment maîtriser la qualité et la quantité de notre sommeil.
Le vrai sommeil profond, celui qui nous permet de récupérer, ne dure qu'une heure par nuit et il est découpé en petites séquences de quinze minutes qui, comme un refrain de chanson, reviennent toutes les une heure et demie.
Parfois, certaines personnes dorment dix heures d'affilée sans trouver ce sommeil profond et elles se réveillent au bout de ces dix heures complètement épuisées.
Par contre, nous pourrions fort bien, si nous savions nous précipiter au plus vite dans ce sommeil profond, ne dormir qu'une heure par jour en profitant de cette heure de régénération complète. Comment s'y prendre de façon pratique? Il faut parvenir à reconnaître ses propres cycles de sommeil. Pour ce faire, il suffit, par exemple, de noter à la minute près ce petit coup de fatigue qui survient en général vers dix-huit heures, en sachant qu'il reviendra ensuite toutes les heures et demie. Si le coup de fatigue survient par exemple à dix-huit heures trente-six, les prochains suivront vraisemblablement à vingt heures six, vingt et une heures trente-six, vingt-trois heures six, etc. Ce seront tes moments précis où passera le train du sommeil profond.
Si on se couche pile à cet instant et si on s'oblige à se réveiller trois heures plus tard (à l'aide éventuellement d'un réveil), on peut progressivement apprendre à notre cerveau à comprimer la phase de sommeil pour ne conserver que sa partie importante. Ainsi, on récupère parfaitement en très peu de temps et on se lève en pleine forme. Un jour, sans doute, on enseignera aux enfants dans les écoles comment contrôler leur sommeil.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
Les soldates progressent à petits pas dans les couloirs qui conduisent au repaire des déistes. Sur les parois, les cercles gravés sont de plus en plus nombreux. Cercles mystiques, cercles maléfiques.
L'escouade débouche dans une vaste salle avec, partout, des sculptures étranges: des corps de fourmis vidés de leur chair et figés dans des attitudes de combat.
13e et sa troupe reculent. C'est si indécent, tous ces cadavres exhibés. Les soldates savent que les déistes aiment conserver les dépouilles de leurs défuntes afin de se souvenir de leur existence. Elles ont une expression fourmi pour dire ça, mais elle est difficile à traduire:
Les morts doivent retourner à la terre.
Ces cadavres doivent être jetés. La pièce pue l'acide oléique, un parfum de décomposition organique insupportable à toute fourmi sensible.
Les guerrières contemplent avec effarement le spec tacle de ces corps immobiles qui semblent les narguer alors que plus aucun souffle de vie ne les anime.
C'est peut-être là la grande force des déistes, elles sont encore plus fortes mortes que vivantes , songe 13e.
Princesse 103e avait raconté à 10e que les Doigts font remonter la naissance de leur civilisation au moment où ils ont cessé de jeter leurs morts aux ordures. C'est logique. Dès qu'on se met à accorder de l'importance aux cadavres, cela signifie qu'on croit à une vie après la mort et donc qu'on rêve d'accéder au paradis. Ne pas jeter ses morts aux ordures est un acte beaucoup moins anodin qu'il n'y paraît.
Le cimetière est le propre des Doigts , se dit 13e en contemplant ce musée pétrifié.
Les soldates brisent rageusement les corps creux. Elles piétinent de leurs griffes les antennes sèches, percent les crânes évidés, jettent des morceaux de thorax. Les carcasses craquent comme du verre, mais avec des bruits sourds. Une fois la salle nettoyée, il ne reste plus qu'un amoncellement de pièces détachées inutilisables.
Les guerrières ont l'impression de s'être battues contre un ennemi trop facile.
Elles s'élancent dans un couloir transversal et parviennent enfin dans une pièce spacieuse où une assemblée de fourmis écoute, antennes dressées, l'une d'elles juchée sur une hauteur. Ce doit être la salle des prophéties évoquée par les espionnes.
Par chance, l'alerte olfactive donnée tour à tour par la fourmi-concierge et par l'artilleuse n'a pas été perçue jusqu'ici. C'est l'inconvénient des caches situées au bout de couloirs trop emberlificotés, les vapeurs phéromonales y circulent mal.
Les soldates entrent discrètement et se mêlent à l'auditoire. La fourmi qui émet, c'est 23e, celle que toutes les déistes appellent «la prophétesse». Elle prêche que, là-haut, bien au-dessus de leurs antennes, vivent les Doigts géants qui surveillent tous leurs actes et les soumettent à des épreuves pour les faire progresser.
C'en est trop. 13e lance le signal.
Il faut tuer toutes ces déistes malades.
169. LA POURSUITE CONTINUE
Dans les égouts, la comptine ne parvenait plus à rassurer Julie.
Soudain, ils entendirent des bruits feutrés. Ils virent approcher des points rouges. Des yeux de rats. Après les Rats noirs, les véritables rongeurs et un nouvel affrontement en perspective. Ceux-ci étaient plus petits mais plus nombreux.
Julie vint se pelotonner contre David.
– J'ai peur.
David fit fuir les bestioles à grands moulinets de canne, en assommant plusieurs au passage.
Ils essayèrent de profiter du répit pour se reposer mais, déjà, ils entendaient de nouveaux bruits.
– Cette fois, il ne s'agit pas de rats.
Des faisceaux de lampe balayaient le tunnel. Il ordonna à la jeune fille de s'aplatir sur le ventre.
– Il me semble que quelque chose a bougé, par là, clama une voix masculine.
– Ils arrivent sur nous. On n'a plus le choix, murmura David.
Il poussa Julie dans l'eau et la suivit.
– J'ai cru entendre comme deux «plouf», reprit la voix grave.
Des bottes coururent sur la berge en faisant claquer les flaques. Des policiers éclairaient la surface de l'eau juste au-dessus de leur crâne.
David et Julie n'avaient eu que le temps de s'enfoncer dans le liquide immonde. David maintint la tête de Julie sous l'eau. Elle se mit instinctivement en apnée. Elle aurait décidément tout connu ce jour-là. À nouveau, elle manquait d'air et, de plus, elle avait senti une queue de rat frôler son visage. Elle ne savait pas que les rats nageaient aussi sous l'eau. Instinctivement ses yeux s'ouvrirent, elle vit deux cercles de lumière qui éclairaient toutes sortes d'immondices en suspension au-dessus de leur front.
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