– Vous avez échoué.
– Nous avons quand même monté des affaires commerciales solides. Au plan économique, notre révolution a été une réussite, rappela David.
– Et alors? Les gens s'en moquent bien. S'il n'y a pas de caméras de télévision pour témoigner d'un événement, c'est comme s'il n'avait pas existé.
– Mais…, reprit le garçon. Nous avons pris notre destin en main, nous avons créé une société sans dieux ni maîtres, exactement comme vous nous l'aviez conseillé.
Le professeur de philosophie haussa les épaules.
– C'est bien là où le bât blesse. Vous avez essayé et vous avez échoué. Vous avez tourné ce projet en farce.
– Elle ne vous plaît donc pas, notre révolution? interrogea Julie, étonnée du ton de l'enseignant.
– Non, pas du tout. En matière de révolution, comme en toutes choses, il y a des règles à respecter. Si je devais vous noter, c'est à peine si je vous mettrais 4 sur 20. Vous n'êtes que des révolutionnaires de pacotille! Aux Rats noirs, en revanche, j'accorderais un beau 18 sur 20.
– Je ne vous comprends pas, murmura Julie, abasourdie.
Le professeur de philosophie tira un cigare de son coffret, l'alluma soigneusement et se mit à le fumer, lâchant chaque bouffée avec volupté. Ce ne fut que lorsque la jeune fille remarqua qu'il consultait régulièrement la pendule du salon qu'elle comprit. Tous ces discours provocants n'avaient pour but que de détourner leur attention et de les retenir là.
Elle bondit sur ses pieds, mais il était trop tard. Elle entendait les sirènes de cars de police.
– Vous nous avez dénoncés!
– C'était nécessaire, énonça le professeur de philosophie, fuyant leurs regards accusateurs et tirant négligemment sur son cigare.
– Nous avions confiance en vous et vous nous avez dénoncés!
– Je ne fais que vous aider à passer à l'étape suivante. C'est indispensable, vous dis-je. Je parfais votre éducation de révolutionnaires. Prochaine étape: la prison. Tous les révolutionnaires ont vécu ça. Vous serez sûrement meilleurs en martyrs qu'en utopistes non-violents. Et avec un peu de chance, cette fois, vous aurez les journalistes.
Julie était écœurée.
– Vous disiez que quiconque n'est pas anarchiste à vingt ans est stupide!
– Oui, mais j'ai aussi ajouté que, passé trente ans, quiconque demeurait anarchiste était encore plus stupide.
– Vous disiez avoir vingt-neuf ans, signala David.
– Désolé, hier, justement, c'était… mon anniversaire.
David attrapa la jeune fille par le bras.
– Tu ne vois pas qu'il cherche à te faire perdre du temps? Occupons-nous seulement de nous tirer d'ici. On a encore une chance d'y arriver. Merci pour les sandwiches et au revoir monsieur.
David dut la pousser dans l'escalier. Éviter le portail, en bas, où la police les attendait peut-être déjà. Il entraîna la jeune fille jusqu'au dernier étage. Trouver un vasistas. Monter sur un toit, puis un autre et un autre encore. Julie avait retrouvé ses réflexes quand il l'engagea à redescendre le long d'une gouttière. Pour ne pas être gêné il tenait sa canne dans la bouche.
Ils couraient. David tirait un peu la patte mais sa canne l'aidait à se mouvoir assez vite.
La soirée était belle et il y avait du monde dans les rues de Fontainebleau. Julie craignit un instant que quelqu'un ne la reconnaisse puis souhaita au contraire qu'un admirateur se manifeste et vienne à leur secours. Mais personne ne la reconnut. La révolution était morte, et Julie n'était plus reine.
La police était sur leurs traces et Julie en avait assez. Elle était lasse; ses nouvelles graisses fessière et ventrale ne suffisaient pas à fournir l'énergie indispensable pour lui permettre de courir vite.
Les lumières d'un supermarché clignotèrent tout près d'eux et Julie se souvint que l' Encyclopédie recommandait de se tenir attentif à tous les signes. «Vous trouverez ici tout ce dont vous avez besoin», indiquait l'enseigne.
– Entrons, dit-elle.
Les policiers étaient derrière eux mais, à l'intérieur, la foule les engloutit.
David et Julie se faufilèrent entre les travées, se dissimulèrent derrière des rangées d'aspirateurs et de machines à laver et parvinrent au rayon d'habillement pour les jeunes où ils se figèrent parmi des mannequins de cire. Le mimétisme, première défense passive des insectes…
Ils virent des policiers donner des consignes aux agents de sécurité du magasin puis passer près d'eux sans les remarquer avant de disparaître de leur champ de vision.
Et maintenant où aller?
Dans le coin des jouets, un tipi de nylon rose fluo les attendait. Julie et David s'y calfeutrèrent, se recouvrirent de jouets et attendirent que le silence se fasse autour d'eux pour s'endormir, pelotonnés et craintifs comme deux renardeaux.
Les fourmis déistes voyagent dans le noir puant et visqueux des entrailles du lombric. Elles sont cernées de viscères palpitants dont l'odeur les écœure mais elles savent que, dehors, c'est la mort assurée.
De l'intérieur, elles comprennent comment l'annélide se propulse. Par sa bouche, il avale de la terre, lui fait traverser son corps avec son système digestif, puis la rejette presque instantanément par son anus. Le ver est comme un réacteur qui aspire et éjecte du sable.
Les fourmis s'écartent pour laisser passer les boulettes de boue. Dehors, le lombric gonfle sa tête puis en repousse l'enflure jusqu'à sa queue, ce qui accroît sa vitesse. Et ainsi farci de religieuses, il traverse la Nou-velle -Bel-o-kan.
Il se trouve que les lombrics et les fourmis ont passé des accords de bonne entente. Les fourmis n'en mangent que très peu et leur permettent de circuler dans leur cité. Elles les nourrissent et, en échangent, ils creusent des galeries plus faciles à consolider pour les ouvrières. Quand même, dans cet environnement visqueux, les déistes n'en mènent pas large.
Où allons-nous? demanda l'une d'elles à leur prophé-tesse.
23e dit que, maintenant, il faudrait un miracle pour les sauver. Et elle prie pour que les dieux interviennent en leur faveur.
Le ver finit par sortir du dôme. Mais à peine a-t-il montré le bout de sa tête hors de la cité qu'une mésange fonce en piqué et l'attrape, sans savoir qu'il est rempli de locataires fourmis.
Que se passe-t-il? demande une fourmi, sentant dans son système d'oreille interne qu'ils prennent de l'altitude.
Je crois que cette fois-ci les dieux nous ont entendues. Ils nous invitent dans leur monde , annonça sentencieusement la prophétesse 23e en glissant avec toutes ses compagnes dans l'estomac de cette mésange qui remontait haut dans les nuages.
INTERPRÉTATION DE LA RELIGION DANS LE YUCATÂN : Au Mexique, dans un village indien du Yucatân nommé Chicumac, les habitants ont une étrange manière de pratiquer leur religion. Ils ont été convertis de force au catholicisme par les Espagnols au seizième siècle. Mais les missionnaires des premiers temps sont morts et, comme cette région est coupée du reste du monde, on ne l'a pas repourvue en prêtres neufs. Pendant près de trois siècles les habitants de Chicumac ont pourtant maintenu la liturgie catholique, mais, comme ils ne savaient ni lire ni écrire, ils ont transmis les prières et le rituel par tradition orale. Après la révolution, lorsque le pouvoir mexicain s'est restabilisé, le gouvernement a décidé de répandre des préfets partout pour créer une administration qui contrôle vraiment le pays. L'un d'entre eux a donc été envoyé en 1925 à Chicumac. Le préfet a assisté à la messe et s'est aperçu que par la tradition orale les habitants étaient parvenus à retenir presque parfaitement les chants latins. Pourtant le temps avait entraîné une petite dérive. Pour remplacer le prêtre et les deux bedeaux, les habitants de Chicumac avaient pris trois singes. Et, cette tradition des singes s'étant perpétuée à travers les âges, ils en étaient arrivés à être les seuls catholiques qui vénéraient à chaque messe… trois singes.
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