Mais il subsiste un problème. 103e et 24e sont peut-être virtuellement reine et roi de la Nouvelle-Bel -o-kan, ils n'en sont pas pour autant les souverains réels. Ils n'ont pas de progéniture. La technique, l'art, la stratégie de la guerre de nuit, l'éradication de la religion les ont certes dotés d'une aura qui dépasse de beaucoup celle des reines ordinaires mais leur stérilité commence à faire jaser. Même si on importe de la main-d'œuvre étrangère pour suppléer à la crise démographique, les insectes ne se sentent pas bien dans une cité dont les gènes ne sont pas transmis.
Prince 24e et Princesse 103e le savent et c'est aussi pour faire oublier cette carence qu'ils encouragent si volontiers l'art et la science.
177. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: MÉDECINE
Saliveuse: 10e.
MÉDECINE: Les Doigts ont oublié les vertus de la nature.
Ils ont oublié qu 'il y a des remèdes naturels aux causes de leurs maladies.
Alors, ils ont inventé une science artificielle qu'ils appellent «la médecine».
Cela consiste à inoculer une maladie à des centaines de souris puis à administrer à chaque souris un produit chimique différent.
S'il y en a qui se portent mieux, on donne le même produit chimique aux Doigts.
La porte de la voiture était grande ouverte et les gens du supermarché approchaient. Ils n'avaient plus le choix. Mieux valait l'inconnu que de se faire attraper par le service de sécurité du magasin qui les livrerait probablement à la police municipale.
La femme au visage caché appuya sur l'accélérateur.
– Qui êtes-vous? demanda Julie.
La conductrice ralentit, baissa ses lunettes noires, découvrant ses traits dans le rétroviseur, Julie eut un mouvement de recul.
Sa mère.
Elle voulut descendre de la voiture en marche, mais David la maintint fermement sur son siège. La famille, c'était toujours mieux que la police.
– Que fais-tu là, maman? maugréa-t-elle.
– Je te cherchais. Tu n'es pas rentrée à la maison depuis plusieurs jours. J'ai appelé à la préfecture le service de recherches dans l'intérêt des familles, ils m'ont répondu qu'à dix-huit ans révolus, tu étais majeure et libre de dormir où bon te semble. Les premiers soirs, je me suis dit que, dès que tu rentrerais, je te ferais payer très cher ta fugue et toute l'inquiétude que tu me causais. Et puis, j'ai eu de tes nouvelles par les journaux et la télévision.
Elle roulait de nouveau très vite et quelques piétons faillirent être mis à mal.
– J'ai pensé alors que tu étais encore bien pire que je ne le croyais. Et puis, j'ai réfléchi. Si tu réagis avec tant d'agressivité à mon égard, c'est que j'ai dû me tromper quelque part. J'aurais dû t'estimer en tant qu'être humain à part entière et non parce que tu te trouves être «ma» fille. En tant qu'être humain à part entière, tu serais sans doute devenue une amie. Et puis… je te trouve extrêmement sympathique et même ta révolte me plaît. Alors, comme j'ai raté mon travail de mère, je vais m'efforcer à présent de réussir mon travail d'amie. C'est pourquoi je t'ai cherchée et c'est pourquoi je suis là.
Julie n'en croyait pas ses oreilles.
– Comment m'as-tu retrouvée?
– Quand j'ai entendu tout à l'heure à la radio que tu étais en fuite dans le quartier ouest de la ville, je me suis dit que je tenais enfin ma chance de rédemption. J'ai foncé pour ratisser le coin en priant de te découvrir avant les policiers. Dieu a exaucé ma prière…
Elle esquissa rapidement un signe religieux.
– Tu peux nous abriter à la maison? demanda Julie.
Ils arrivèrent devant un barrage. Décidément, les policiers voulaient les coincer.
– Faites demi-tour, conseilla David.
Mais la mère était trop lancée. Elle préféra accélérer et bousculer le barrage pour passer. Des policiers sautèrent vivement en arrière pour éviter le bolide.
Derrière eux, de nouveau, des sirènes retentissaient.
– Ils sont à nos trousses, dit la mère, et ils ont sûrement déjà relevé le numéro de la plaque d'immatriculation. Ils savent que c'est moi qui suis venue à votre secours. Dans deux minutes, les flics seront à la maison.
La mère s'engouffra dans une rue en sens interdit. Elle fit une embardée, tourna brusquement dans une voie perpendiculaire, arrêta le moteur et attendit que les voitures de police défilent devant eux pour rebrousser chemin.
– Je ne peux plus vous cacher chez moi. Il faut que vous vous planquiez là où les flics ne vous trouveront pas.
La mère avait opté pour une direction précise. L'ouest. Une forme verte, une autre encore. Des arbres s'alignaient comme une armée grandissante au fur et à mesure qu'ils en approchaient.
La forêt.
– Ton père disait que si un jour il avait de gros problèmes, c'est là qu'il irait. «Les arbres protègent ceux qui le leur demandent poliment», affirmait-il. Je ne sais pas si tu as eu le temps de t'en rendre compte, Julie, mais tu sais, ton père était un type formidable.
Elle stoppa et tendit une coupure de cinq cents francs à sa fille pour ne pas la laisser sans argent. Julie secoua la tête.
– En forêt, l'argent, ça ne sert pas à grand-chose. Je te donnerai de mes nouvelles dès que je le pourrai.
Ils descendirent de la voiture et la mère leur adressa un petit signe de la main.
– Pas besoin. Vis ta vie. De te savoir libre sera ma récompense.
Julie ne savait que dire. Il était tellement plus facile de lancer des insultes et de trouver des reparties cinglantes que de réagir à ce genre de paroles. Les deux femmes s'embrassèrent et s'étreignirent très fort.
– Au revoir, ma Julie!
– Maman, une chose…
– Quoi, ma fille?
– Merci.
Adossée à sa voiture, la femme regarda la fille et le garçon s'éloigner parmi les arbres; puis elle s'assit au volant et démarra.
La voiture disparut à l'horizon.
Ils s'enfoncèrent dans les ténèbres végétales. David et Julie avaient l'impression que les arbres les acceptaient comme deux réfugiés. C'était peut-être là une des stratégies globales de la forêt. Sa manière de lutter contre l'espèce humaine était d'en protéger les proscrits.
Pour échapper à d'éventuels poursuivants, le jeune homme choisit systématiquement les sentiers non balisés. L'attention de Julie fut soudain attirée par une fourmi volante qui semblait les suivre depuis un bon moment. Elle s'immobilisa et l'insecte plana d'abord au-dessus de sa tête avant de virevolter autour d'elle.
– David, je crois que cette fourmi volante s'intéresse à nous.
– Tu penses que c'est un animal du même genre que celui des égouts?
– On va bien voir.
La jeune fille tendit sa main, paume ouverte, doigts largement écartés afin de former un terrain d'atterrissage à l'intention de la fourmi volante. Elle vint doucement s'y poser et s'y promena un peu.
– Elle veut écrire, comme l'autre!
Julie saisit une baie dans la broussaille, l'écrasa un peu et, immédiatement, l'insecte y trempa ses mandibules.
«Suivez-moi.»
– Soit c'est la même qui a réussi à se sortir de la grenouille, soit c'est sa sœur jumelle, annonça David.
Ils contemplèrent l'insecte qui semblait les attendre tel un taxi.
– Pas de doute, elle voulait nous guider dans les égouts, elle veut maintenant nous diriger dans la forêt! s'écria Julie.
– Qu'est-ce qu'on fait? demanda David.
– Au point où on en est…
L'insecte voleta devant eux, les dirigeant vers le sud-ouest. Ils passèrent entre toutes sortes d'arbres étranges, des charmes aux ramures étendues en ombrelle, des trembles aux écorces jaunes craquelées de noir, des frênes dont les feuilles exhalaient le mannitol.
Читать дальше