Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
– Maman, il y a des gens à l'intérieur de la hutte d'Indiens!
Un enfant les montrait du doigt.
Julie et David ne prirent pas le temps de s'étonner de se réveiller en survêtement dans un tipi fluo, ils en sortirent avant que quiconque ne pense à alerter le service de sécurité.
Le supermarché, dès le matin, était bondé de monde.
Des montagnes de denrées multicolores s'étalaient comme dans une gigantesque caverne d'Ali Baba.
Des clients pressés poussaient leurs Caddie en suivant inconsciemment le rythme de la musique diffusée par les haut-parleurs: «Le Printemps» de Vivaldi, accéléré afin de pousser les consommateurs à se hâter de faire leurs achats.
Tout n'est que rythme. Ceux qui contrôlent les rythmes contrôlent les battements cardiaques.
Leur regard fut attiré par des étiquettes rouges «pro-mo», «solde» ou «deux pour le prix d'un». Pour la plupart des clients, tant de nourriture étalée semblait trop beau, trop impie pour être permanent. À la lecture des journaux, ils étaient persuadés de vivre une époque intermédiaire entre deux crises et qu'il était impératif d'en profiter.
Paradoxalement, plus l'Occident s'installait dans la paix, plus les gens s'extasiaient devant la nourriture et redoutaient d'en manquer.
Les aliments s'étalaient à perte de vue dans toutes les directions et même en hauteur. Des conserves, des surgelés, des sous-vide, des lyophilisés. Du végétal, de l'animal, du chimique né de la seule imagination des ingénieurs en agroalimentaire.
Au stand des biscuits, plusieurs enfants dévoraient des paquets qu'ils prenaient directement sur les rayons avant de les jeter par terre.
Comme ils n'avaient pas d'argent sur eux, David et Julie firent de même. Les enfants, amusés de voir des adultes se conduire comme eux, leur proposèrent des bonbons: réglisses, caramels mous, guimauve, marshmal-lows, chewing-gums. C'était un peu écœurant d'avaler des bonbons au petit déjeuner, mais les fugitifs avaient trop faim pour faire les difficiles.
Après s'être ainsi restaurés, Julie et David se dirigèrent discrètement vers la sortie, en passant par le portillon «sortie sans achats». L'endroit était surveillé par deux caméras vidéo.
Un agent de sécurité les suivait et David suggéra à Julie de se dépêcher un peu.
La musique en fond sonore était maintenant «Stairway to Heaven» de Led Zeppelin. Le morceau présentait l'in térêt de démarrer doucement et de se terminer à cent à l'heure, exactement comme étaient censés se comporter les clients de l'hypermarché.
Les pas des deux lycéens s'accélérèrent avec la musique. Ceux de l'agent de sécurité qui les suivait aussi. Maintenant, il n'y avait plus de doute. Il était après eux. Soit il s'était aperçu, grâce aux caméras vidéo, qu'ils s'étaient gavés gratuitement de biscuits, soit il les avait reconnus à partir des portraits diffusés dans les journaux.
Julie accéléra encore, Led Zeppelin fit de même.
Le portillon «sortie sans achats» semblait encore à leur portée. Ils se mirent à courir. David savait qu'il ne faut jamais courir devant un policier ou devant un chien mais sa peur fut la plus forte. À ses premières grandes foulées, l'agent de sécurité tira un sifflet et lança un signal strident qui vrilla les tympans de tous les clients à la ronde. Plusieurs vendeurs abandonnèrent immédiatement leur travail et convergèrent vers les suspects.
À nouveau, il fallait fuir, et vite.
Julie et David prirent leur élan pour franchir une haie de caissières et gagner la rue. David boitait de moins en moins. Il y a des moments où avoir des rhumatismes articulaires est un luxe qu'on ne peut se permettre.
Dans le magasin, les employés ne renoncèrent pas pour autant à les rattraper. Ils devaient être habitués à faire la chasse à courre aux voleurs. Ce devait être pour eux une distraction dans leur train-train quotidien.
Derrière eux, une grosse vendeuse cavalait en brandissant une cartouche de gaz lacrymogène, un manutentionnaire fit tournoyer une barre de fer tandis qu'un agent de la sécurité beuglait: «Arrêtez-les, arrêtez-les!»
David et Julie couraient et débouchèrent dans une impasse. Ils étaient pris au piège. Bientôt, les vendeurs du supermarché les captureraient. Une voiture surgit alors, bouscula les vendeurs et les badauds qui déjà s'attroupaient pour l'hallali. Une portière s'ouvrit à la volée.
– Montez vite! intima une femme au visage caché par un foulard et de grandes lunettes de soleil.
Toutes les déistes sont exterminées. Ne reste plus que leur totem blanc, cette pancarte que les fourmis religieuses vénèrent.
Princesse 103e demande aux ingénieurs du feu de la faire disparaître. Elles entassent dessous des feuilles sèches et, avec mille précautions, elles en approchent une braise rougeoyante. Aussitôt, le panneau brûle en emportant son secret. Pourtant, si elles avaient su lire les caractères de l'écriture, elles auraient déchiffré les mots: «Attention: risque d'incendie. Ne pas jeter de mégots.»
Les fourmis regardent le monument doigtesque partir en fumée. Princesse 103e est rassurée. Le grand totem blanc est réduit en cendres, et avec lui l'un des principaux symboles du déisme.
Elle sait que la prophétesse 23e a réussi à échapper à la troupe de 13e, mais Princesse 103e n'est pas inquiète. La prêtresse n'est plus assez influente pour lui créer des ennuis. Ses derniers fidèles seront bien forcés de se soumettre.
24e la rejoint.
Pourquoi faut-il absolument que les gens se situent toujours entre «croire» et «ne pas croire»? Il est stupide de vouloir ignorer les Doigts et il est tout aussi stupide de s'entêter à les vénérer.
Pour Princesse 103e, la seule attitude intelligente face aux Doigts, c'est: «discuter» et «tenter de se comprendre pour s'enrichir mutuellement».
24e approuve des antennes.
La princesse est déjà remontée en haut du dôme, accaparée par les soucis d'une ville nouvelle en pleine expansion. En outre, elle a des soucis physiologiques. Comme à tous les sexués, deux ailes commencent à lui pousser dans le dos et, au travers de sa marque jaune de vernis à ongles, un triangle de trois yeux à réception infrarouge lui perce à présent le front telles trois verrues.
Nouvelle-Bel-o-kan s'agrandit sans cesse. Les hauts-fourneaux ayant provoqué plusieurs incendies, on décide de n'en conserver qu'un seul à l'intérieur de la métropole et d'installer les autres dans des cités périphériques. Dans une autre société, cela s'appelle la décentralisation industrielle.
Avoir appris à vaincre la nuit s'avère la principale innovation. Désormais, le froid du soir n'ankylose plus les fourmis et elles peuvent travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans le moindre répit grâce aux lampions.
Princesse 103e affirme que les Doigts utilisent des métaux qu'ils trouvent dans la nature et qui, une fois fondus, leur permettent de fabriquer des objets durs. Il faut les rechercher. Les éclaireuses ratissent partout pour ramener les cailloux les plus bizarres, les ingénieurs les jettent dans le feu mais n'arrivent pas à produire de métaux.
24e poursuit sa saga romanesque, Les Doigts , en inventant des scènes où ces animaux se battent ou se reproduisent. Quand il a besoin de détails précis, il se documente auprès de 103e, sinon, il se fie à son imagination. Après tout, ce n'est qu'un roman…
Simultanément, 7e dirige le service artistique. Il n'y a plus une fourmi dans la Cité à ne pas s'être fait graver sur le thorax un motif de pissenlit, d'incendie ou de colchique.
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