La Révolution des fourmis lui avait donné de mauvaises habitudes. Elle avait à présent en permanence besoin d'être entourée de gens pour leur parler d'expériences nouvelles, de projets à lancer.
Ces derniers jours, elle s'était accoutumée à vivre démultipliée en collectivité. Il lui fallait bien s'avouer à présent que le bonheur, elle l'avait connu non pas seule mais en groupe. Ji-woong. Mais il n'y avait pas eu que Ji-woong. Zoé, si ironique. Francine, si rêveuse. Paul, toujours maladroit. Léopold, si sage. Narcisse, pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé de grave. David… David. Sans doute s'était-il fait déchiqueter par les chiens. Quelle mort horrible… Maman. Même sa mère lui manquait. Elle se sentit d'autant plus diminuée qu'elle avait été multipliée par sept amis, et même par tous ces cinq cent vingt et un révolutionnaires des fourmis, sans parler de tous ceux qui, de par le monde, s'étaient connectés à leur entreprise.
Elle essaya de fermer les yeux et de déployer le napperon de lumière de son esprit. Elle l'élargit pour qu'il sorte de son crâne puis forme un immense nuage recouvrant la forêt. Cela restait toujours possible. Elle rangea son napperon puis hurla encore un peu à la lune.
– OOOUuuuuHHH.
– OOOUuuuuHHH, répondit un loup.
Il n'y avait ici pour l'entendre que quelques loups lointains qu'elle ne connaissait pas et qu'elle n'avait pas envie de connaître. Elle se recroquevilla sur elle-même et sentit le froid lui grignoter les pieds. Son iris discerna une lueur.
«La fourmi volante qui voulait nous guider…», pensat-elle en se redressant, pleine d'espoir.
Mais cette fois, c'étaient vraiment des lucioles. Elles tournoyaient pour leur danse d'amour. Elles dansaient en trois dimensions, illuminées par leurs propres projecteurs internes. Ce devait être plaisant d'être une luciole en train de danser avec ses amies et leur lumière.
Julie avait froid.
Elle avait absolument besoin de se reposer. Elle savait que son sommeil risquait d'être court et programma son esprit pour foncer tout droit vers le sommeil profond réparateur.
À six heures du matin, elle fut réveillée par des aboiements. Ces jappements, elle les reconnaissait entre mille. Ce n'était pas les chiens policiers, c'était Achille. Il l'avait retrouvée. On avait pensé à utiliser Achille pour la retrouver.
L'homme mit la lampe de poche sous son menton. Éclairé par en dessous, le visage de Gonzague perdait de son cote angélique.
– Gonzague!
– Ouais, les flics ne savaient pas comment te retrouver, mais moi il m'est venu une idée. Ton chien. La pauvre bête était seule dans le jardin. J'ai pas eu à faire beaucoup d'efforts pour qu'il comprenne ce qu'on attendait de lui. On lui a donné à renifler le morceau de jupe que j'avais gardé de la dernière fois et il est tout de suite parti en chasse. Les chiens sont vraiment les meilleurs amis de l'homme.
Ils attrapèrent Julie et l'attachèrent à l'arbre.
– Ah, cette fois-ci on va être plus tranquilles. On dirait que cet arbre est un poteau de torture indien. La dernière fois on avait un cutter, depuis on a évolué en équipement…
Il montra son revolver.
– C'est moins précis, mais ça a l'avantage d'agir à distance. Tu peux crier, dans la forêt personne ne t'entendra en dehors de tes amies les… «fourmis».
Elle se débattit.
– Au secours!
– Crie de ta belle voix! Allons, crie!
Elle s'arrêta. Et les fixa de son regard gris.
– Pourquoi faites-vous ça?
– On aime bien voir les autres souffrir.
Et il tira une balle dans la patte d'Achille qui afficha un air surpris. Avant que l'animal n'ait pu comprendre qu'il s'était trompé d'allié, une deuxième balle lui arriva dans la deuxième patte avant, puis une dans chaque patte arrière, ensuite une dans la colonne vertébrale, enfin une dans la tête.
Gonzague rechargea son revolver.
– À ton tour maintenant.
Il la mit en joue.
– Non. Laissez-la.
Gonzague se retourna.
David!
– Décidément, la vie est un éternel recommencement. David arrive toujours à la rescousse de la jolie princesse prisonnière. C'est très romanesque. Pourtant, cette fois-ci, on va changer la chute de l'histoire.
Il dirigea son revolver vers David, arma le chien du revolver… et Gonzague s'effondra.
– Attention, c'est la fourmi volante! dit l'un de ses sbires.
C'était elle en effet, la fourmi volante qui déjà, de son dard, frappait les acolytes de Gonzague Dupeyron.
Ils cherchaient à s'en protéger mais il y avait autour d'eux suffisamment d'insectes volants pour qu'ils ne sachent pas repérer l'insecte-robot. La fourmi volante effectua trois piqués et les trois Rats noirs tombèrent. David détacha Julie.
– Ouf, cette fois-ci j'ai bien cru que j'y passais, dit Julie.
– Impossible. Tu ne risquais rien.
– Ah bon et pourquoi, donc?
– Parce que tu es l'héroïne. Et dans les romans les héroïnes ne meurent pas, plaisanta-t-il.
Ce raisonnement étrange surprit la jeune fille; elle se pencha sur le chien.
– Pauvre Achille, il croyait que les hommes sont les meilleurs amis des chiens.
Elle creusa rapidement un trou et l'enterra. En guise d'épitaphe elle prononça simplement:
– Ci-gît un chien qui n'a pas vraiment participé à l'amélioration de son espèce… Bon voyage, Achille.
La fourmi volante continuait à voleter autour d'eux, bourdonnant avec un rien d'impatience. Cependant Julie voulait un peu reprendre ses esprits; elle se blottit contre David. Puis, s'apercevant de ce qu'elle faisait, elle se reprit et se dégagea.
– Il faut y aller, la fourmi volante semble s'énerver, remarqua le jeune homme.
Guidés par l'insecte, ils s'enfoncèrent encore plus profondément dans la sombre forêt.
QUESTION D'ÉCHELLE : Les choses n'existent que de la façon dont on les perçoit à une certaine échelle. Le mathématicien Benoît Mandelbrot a fait plus qu'inventer les si merveilleuses images fractales, il a démontré que nous ne recevions que des visions parcellaires du monde qui nous entoure. Ainsi, si on mesure un chou-fleur, on obtiendra, par exemple, un diamètre de trente centimètres. Mais si on entreprend d'en suivre chaque circonvolution, la mesure sera multipliée par dix.
Même une table lisse, si on l'examine au microscope, se révélera une suite de montagnes qui, si l'on suit leurs dénivellations, en multiplieront la taille jusqu'à l'infini. Tout dépendra de l'échelle choisie pour examiner cette table. Vue à une certaine échelle, elle fera telle taille, et le double à une autre. Benoît Mandelbrot nous permet d'affirmer qu'il n'est pas, dans l'absolu, une seule information scientifique certaine, que l'attitude la plus juste, chez un honnête homme moderne, consiste à accepter en tout savoir une part énorme d'inexactitude, laquelle sera réduite par la génération suivante mais jamais complètement éliminée.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
Dès l'aube, les préparatifs de départ accaparent la Nou-velle -Bel-o-kan tout entière. Partout dans la Cité, on ne parle que de la grande marche pacifique vers les Doigts.
Cette fois, ce n'est plus une seule fourmi mais toute une foule qui s'en va à la rencontre de la dimension supérieure, à la rencontre des Doigts… à la rencontre des dieux peut-être.
Dans la salle des soldates, chacune remplit sa poche à acide formique.
Tu crois vraiment que les Doigts existent?
Une guerrière secoue la tête, perplexe. Elle reconnaît n'être pas totalement convaincue mais elle émet que le seul moyen de le savoir, c'est précisément d'aller jusqu'au bout de cette marche. Si les Doigts n'existent pas, elles reviendront tout bonnement à la Nouvelle-Bel -o-kan continuer ce qu'elles ont commencé.
Читать дальше