Maou avait essayé d’en parler, de comprendre :
« C’est elle, n’est-ce pas ? »
« Elle ? » Geoffroy la regardait.
« Oui, elle, la reine noire, autrefois tu me parlais d’elle. C’est elle qui est entrée dans ta vie, il n’y a plus de place pour moi. »
« Tu dis des bêtises. »
« Si, je t’assure, je devrais peut-être m’en aller avec Fintan, te laisser à tes idées, je te dérange, je dérange tout le monde ici. »
Il l’avait regardée d’un air perdu, il ne savait plus quoi dire. Peut-être qu’elle était folle, vraiment.
Maou était restée, et peu à peu, elle était entrée dans le même rêve, elle était devenue quelqu’un d’autre. Tout ce qu’elle avait vécu, avant Onitsha, Nice, Saint-Martin, la guerre, l’attente à Marseille, tout cela était devenu étranger et lointain, comme si quelqu’un d’autre l’avait vécu.
Maintenant, elle appartenait au fleuve, à cette ville. Elle connaissait chaque rue, chaque maison, elle savait reconnaître les arbres et les oiseaux, elle pouvait lire dans le ciel, deviner le vent, entendre chaque détail de la nuit. Elle connaissait les gens aussi, elle savait leurs noms, leurs surnoms pidgin.
Et puis il y avait Marima, la femme d’Elijah. Quand elle était arrivée, elle semblait encore une enfant, frêle et farouche dans sa robe toute neuve. Elle se tenait à l’ombre de la case d’Elijah, elle n’osait pas se montrer. « Elle a peur », expliquait Elijah. Peu à peu, elle s’était apprivoisée. Maou la faisait asseoir à côté d’elle, sur un tronc d’arbre qui servait de banc, devant la case d’Elijah. Elle ne disait rien. Elle ne parlait pas pidgin. Maou lui montrait des revues, des journaux. Elle aimait bien regarder les photos, les images des robes, les réclames. Elle mettait la revue un peu de travers pour mieux voir. Elle riait.
Maou apprenait des mots dans sa langue. Ulo , la maison. Mmiri , de l’eau. Umu , les enfants. Aja , chien. Odeluede , c’est doux. Je nuo , boire. Ofee , j’aime ça. So ! Parle ! Tekateka , le temps passe… Elle écrivait les mots dans son cahier de poésies, puis elle les lisait à voix haute, et Marima éclatait de rire.
Oya était venue elle aussi. D’abord, timidement, elle s’asseyait sur une pierre, à l’entrée d’Ibusun, et elle regardait le jardin. Quand Maou s’approchait, elle s’en allait en courant. Elle avait quelque chose d’à la fois sauvage et innocent qui faisait peur à Elijah, il la regardait comme une sorcière. Il voulait la chasser à coups de pierres, il lui criait des injures.
Un jour, Maou avait pu s’approcher d’elle, elle l’avait prise par la main, elle l’avait fait entrer dans le jardin. Oya ne voulait pas entrer dans la maison. Elle s’asseyait dehors, par terre, contre les escaliers de la terrasse, à l’ombre des goyaviers. Elle restait là, assise en tailleur, les mains posées à plat sur sa robe bleue. Maou avait essayé de lui montrer des revues, comme à Marima, mais ça ne l’intéressait pas. Elle avait un regard étrange, lisse et dur comme l’obsidienne, plein d’une lumière inconnue. Les paupières étaient étirées vers les tempes, dessinaient un fin liséré, tout à fait dans le genre des masques égyptiens, pensait Maou. Jamais Maou n’avait vu un visage aussi pur, l’arc des sourcils, la hauteur du front, les lèvres souriant légèrement. Et surtout ces yeux en amande, des yeux de libellule ou de cigale. Quand le regard d’Oya se posait sur Maou, elle tressaillait, comme si dans ce regard filtraient des pensées extraordinairement lointaines et évidentes, des images de rêve.
Maou cherchait à lui parler avec le langage des gestes. Elle se souvenait vaguement de certains gestes. Quand elle était enfant, à Fiesole, elle croisait des enfants sourds-muets d’un hospice, elle les regardait avec fascination. Pour dire femme, elle montrait les cheveux, pour homme le menton. Pour enfant, elle faisait un geste de la main, sur la tête d’un tout-petit. Pour d’autres gestes, elle inventait. Pour dire fleuve, elle faisait le geste de l’eau qui coule, pour dire forêt elle écartait ses doigts devant son visage. Oya au début la regardait avec indifférence. Puis elle aussi avait commencé à parler. C’était un jeu qui durait des heures. Sur les marches de l’escalier, l’après-midi, avant la pluie, c’était bien. Oya avait montré à Maou toutes sortes de gestes, pour dire la joie, la peur, pour interroger. Son visage alors s’animait, ses yeux brillaient. Elle faisait des grimaces drôles, elle imitait les gens, leur démarche, leurs mimiques. Elle se moquait d’Elijah parce qu’il était vieux et que sa femme était si jeune. Elles riaient toutes les deux. Oya avait une façon particulière de rire sans bruit, la bouche découvrant ses dents très blanches, ses yeux rétrécis comme deux fentes. Ou bien, quand elle était triste, ses yeux s’embuaient, elle se mettait en boule, la tête penchée, les mains sur la nuque.
Maintenant, Maou comprenait presque tout, elle pouvait parler avec Oya. Il y avait les moments extraordinaires, l’après-midi, avant la pluie, Maou avait l’impression qu’elle pénétrait dans un autre monde. Mais Oya avait peur des gens. Quand Fintan arrivait, elle tournait la tête, elle ne voulait plus rien dire. Elijah ne l’aimait pas. Il disait qu’elle était mauvaise, qu’elle jetait des sorts. Quand Maou avait su qu’elle habitait chez Sabine Rodes, chez cet homme qu’elle détestait, elle avait tout essayé pour qu’Oya parte de chez lui. Elle en avait parlé à la Mère Supérieure du couvent, une Irlandaise au caractère énergique. Mais Sabine Rodes était au-dessus de la morale et des bienséances. Tout ce que Maou avait obtenu, c’était la rancune tenace de cet homme. Maou avait pensé qu’il vaudrait mieux oublier, ne plus voir Oya. C’était une douleur, c’était étrange, jamais elle n’avait éprouvé cela. Oya venait tous les jours, ou presque. Elle arrivait sans bruit, elle s’asseyait sur les marches, elle caressait Mollie, elle attendait, son visage lisse tendu dans la lumière. Elle semblait une enfant.
Ce qui attirait Maou, c’était l’impression de liberté. Oya était sans contraintes, elle voyait le monde tel qu’il était, avec le regard lisse des oiseaux, ou des très jeunes enfants. C’était ce regard qui faisait battre le cœur de Maou, qui la troublait.
Parfois, quand elle en avait assez de parler avec des gestes, Oya laissait aller sa tête contre l’épaule de Maou. Lentement ses doigts caressaient la peau du bras de Maou, s’amusaient à faire redresser les poils. Maou d’abord s’était raidie, comme si quelqu’un avait pu voir et raconter des choses, puis elle s’était habituée à cette caresse. La fin de l’après-midi, tout était silencieux dans Ibusun, la lumière était si douce, si chaude, avant la pluie. C’était comme dans un rêve, Maou se souvenait de choses très anciennes, quand elle était enfant, l’été à Fiesole, la chaleur de l’herbe et les cris des insectes, les doigts très doux de son amie Elena qui caressait ses épaules nues, l’odeur de sa peau, de sa sueur. L’odeur d’Oya la troublait, et quand elle se tournait vers elle, l’éclat de ses yeux sur l’ombre de son visage, tels des joyaux vivants.
Comme cela, un jour, Oya lui avait fait sentir l’enfant qu’elle portait dans son ventre, elle avait guidé la main de Maou par l’échancrure de sa robe jusqu’à l’endroit où frémissait le fœtus, à peine, léger comme un nerf qui tremblait sous la peau. Maou avait laissé longtemps sa main posée sur le ventre plein, sans oser bouger. Oya était douce et chaude, elle s’était appuyée contre elle, elle avait paru s’endormir. Puis l’instant d’après, sans raison, elle avait bondi, elle était partie en courant sur la route de poussière.
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