« Regarde, pikni. Je te présente George Shotton en personne. » La pirogue de Sabine Rodes approchait de l’épave noire vautrée dans la vase, à la pointe de Brokkedon. L’avant heurtait les vagues du fleuve. À l’arrière, Okawho était debout, un pied appuyé sur le bras du moteur hors-bord, son visage brillant de cicatrices. À côté de lui, il y avait Oya. Au moment d’embarquer, elle était venue sur le ponton, et Sabine Rodes lui avait fait signe de monter à bord. Elle regardait droit devant elle, avec indifférence.
Mais le visage de Sabine Rodes exprimait une jubilation étrange. Il parlait fort, de sa voix théâtrale.
« George Shotton , pikni. Maintenant ça n’est qu’une vieille carcasse pourrie, mais il n’a pas toujours été ainsi. C’était la plus grande coque du fleuve, avant la guerre. C’était l’orgueil de l’Empire. Il était blindé comme un cuirassé de guerre, avec des roues à aubes, il remontait le fleuve jusqu’au nord, jusqu’à Yola, jusqu’à Borgawa, jusqu’à Bussa, Gungawa. » Il prononçait ces noms avec lenteur, comme s’il voulait que Fintan s’en souvienne toujours. Le vent faisait flotter ses cheveux aux mèches blanches, la lumière éclairait les rides de son visage, éclairait ses yeux très bleus. Il n’y avait plus de méchanceté dans son regard, alors, seulement de l’amusement.
L’étrave de la pirogue allait droit sur la coque. Le hurlement du moteur emplissait tout le fleuve, effrayait les hérons cachés dans les roseaux. Au sommet de l’épave, Fintan voyait distinctement les arbres qui avaient pris racine, sur le pont, dans les écoutilles.
« Regarde, pikni, George Shotton , c’était le bateau le plus puissant de l’Empire, ici sur le fleuve, avec ses canons mitrailleurs. Tu vois, tu vois comme il remontait le fleuve, et les sauvages qui dansaient, les sorciers avec leur jujus pour que cet énorme animal retourne d’où il était sorti, dans les profondeurs de la mer ! »
Il déclamait, debout au milieu de la pirogue. À présent, Okawho avait arrêté le moteur, parce qu’il n’y avait plus assez d’eau. Les fonds étaient proches, on glissait au milieu des roseaux, à l’ombre de la coque immense incrustée de coquilles.
« Regarde, pikni ! Dans cette coque les officiers se tenaient au garde-à-vous quand Sir Frederick Lugard montait à bord avec son grand chapeau à plumes ! Avec lui montaient les rois de Calabar, d’Owerri, de Kabba, d’Onitsha, d’Ilorin, avec leurs femmes, leurs esclaves. Chukuani d’Udi… Onuoorah de Nnawi… L’Obi d’Otolo, le vieux Nuosu vêtu de sa robe en peau de léopard… Les seigneurs de guerre d’Oha-fia… Même les envoyés de l’Obi du Bénin, même Jaja, le vieux renard Jaja d’Opobo, qui avait tenu tête si longtemps aux Anglais… Ils étaient tous montés sur le George Shotton , pour signer les traités de paix. »
La pirogue avançait sur son erre, un peu de travers, au milieu des roseaux. Il y avait seulement le bruit de l’eau qui coulait, les cris des aigrettes, au loin, les vagues qui détachaient des pans de boue du rivage. L’épave noire était devant eux, penchée sur le côté, un grand mur rouillé auquel s’accrochaient les herbes. Pour rompre l’inquiétude, peut-être, Sabine Rodes continuait à parler, par bribes de phrase, tandis que la pirogue longeait la coque. « Regarde, pikni, c’était le plus beau bateau du fleuve, il transportait les vivres, les armes, les canons Nordenfelt sur leurs trépieds, et aussi les officiers, les médecins, les résidents. Il mouillait ici, au milieu du fleuve, et les canots faisaient le va-et-vient avec la rive, débarquaient les marchandises… On l’appelait le Consulat du Fleuve. Maintenant, regarde, les arbres ont poussé dedans… »
L’avant de la pirogue cognait par endroits, faisant résonner l’immense coque vide. L’eau clapotait contre les tôles rouillées. Il y avait des nuées de moustiques. En haut de la coque, là où autrefois se trouvait le château, les arbres avaient poussé comme sur une île.
Oya était debout elle aussi, pareille à une statue de pierre noire. Sa robe des missions était collée à son corps par la sueur. Fintan regardait son visage lisse, sa bouche dédaigneuse, ses yeux étirés vers les tempes. Le crucifix étincelait sur sa poitrine. Il pensait que c’était elle, la princesse de l’ancien royaume, celle dont Geoffroy cherchait le nom. Elle était revenue sur le fleuve, pour jeter un regard sur la ruine de ceux qui avaient vaincu son peuple.
Pour la première fois, Fintan ressentait au fond de lui ce qui unissait Okawho et Oya au fleuve. Cela faisait battre son cœur avec violence, une crainte, une impatience. Il n’écoutait plus les paroles de Sabine Rodes. Debout à l’avant de la pirogue, il regardait l’eau, les roseaux qui s’écartaient, l’ombre de la coque.
La pirogue s’était immobilisée contre le flanc de l’épave. À cet endroit, il y avait un escalier de métal à moitié arraché. Oya bondit la première, suivie par Okawho qui amarra la pirogue. Fintan s’agrippa à la rambarde et se hissa sur l’escalier.
Les marches de métal bougeaient sous ses pieds, cela résonnait bizarrement dans le silence de l’épave. Oya était déjà en haut de l’escalier, elle courait sur le pont à travers les broussailles. Elle semblait connaître le chemin.
Fintan resta sur le pont, agrippé à la rambarde de l’escalier. Okawho avait disparu dans le ventre de l’épave. Le pont était fait de lames de bois, pour la plupart brisées ou pourries. L’inclinaison était telle que Fintan dut se mettre à quatre pattes pour avancer.
L’épave était immense et vide. On voyait ici et là les morceaux de ce qui avait été la dunette, le château avant, et les tronçons des mâts. Le château arrière n’était plus qu’un enchevêtrement de tôles. Les arbres avaient poussé à travers les fenêtres.
Une écoutille était ouverte sur les ruines d’un escalier baroque. Sabine Rodes était descendu par l’escalier, après Oya et Okawho. À son tour, Fintan descendit à l’intérieur de la coque.
Penché en avant, il chercha à voir, mais il était ébloui comme à l’entrée d’une grotte. L’escalier descendait en tournant jusqu’à une grande salle envahie par les lianes et les branches mortes. L’air était suffocant, étourdissant d’insectes. Fintan regardait sans oser bouger. Il lui sembla voir l’éclat métallique d’un serpent. Il frissonna.
Le bruit de leur respiration emplissait la salle. Près d’une fenêtre obstruée par où filtrait le jour, Fintan aperçut une cloison arrachée, et l’intérieur d’une ancienne salle de bains, où trônait une baignoire vert turquoise. Sur le mur il y avait un grand miroir ovale, qui éclairait comme une fenêtre. Alors il les vit, Oya et Okawho, sur le sol de la salle de bains. Il n’y avait que le bruit de leur souffle, rapide, oppressé. Oya était renversée à terre, et Okawho la maintenait, comme s’il lui faisait du mal. Dans la pénombre, Fintan aperçut le visage d’Oya, avec une expression étrange, comme du vide. Sur ses yeux il y avait une taie.
Fintan tressaillit. Sabine Rodes était là, lui aussi, caché dans l’ombre. Son regard était fixé sur le couple, comme s’il ne pouvait s’en détourner, et ses lèvres murmuraient des mots incompréhensibles. Fintan recula, il chercha des yeux l’escalier pour s’en aller. Son cœur battait à grands coups, il ressentait de la peur.
Tout d’un coup il y eut un bruit violent, un coup de tonnerre. En se retournant, Fintan vit Okawho debout dans la pénombre, nu, une arme à la main. Puis il comprit qu’avec un morceau de tuyau Okawho venait de briser le grand miroir. Oya était à côté de lui, debout contre le mur. Un sourire éclairait son visage. Elle semblait une guerrière sauvage. Elle poussa un cri rauque, qui résonna à l’intérieur de la coque. Sabine Rodes prit Fintan par le bras, le fit reculer.
Читать дальше