Jean-Marie Le Clézio - Ourania

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« Quand j'ai compris que Mario était mort, tous les détails me sont revenus. Les gens racontaient cela en long et en large à ma grand-mère. Mario traversait le champ, un peu plus haut, à la sortie du village. Il cachait la bombe dans un sac, il courait. Peut-être qu'il s'est pris les pieds dans une motte de terre, et il est tombé. La bombe a explosé. On n'a rien retrouvé de lui. C'était merveilleux. C'était comme si Mario s'était envolé vers un autre monde, vers Ourania. Puis les années ont passé, j'ai un peu oublié. Jusqu'à ce jour, vingt ans après, où le hasard m'a réuni avec le jeune homme le plus étrange que j'aie jamais rencontré. »
C'est ainsi que Daniel Sillitoe, géographe en mission au centre du Mexique, découvre, grâce à son guide Raphaël, la république idéale de Campos, en marge de la Vallée, capitale de la terre noire du Chernozem, le rêve humaniste de l'Emporio, la zone rouge qui retient prisonnière Lili de la lagune, et l'amour pour Dahlia. » J.M.G. Le Clézio.

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Quand j'arrive, au bout de la route de terre, je la vois. Elle est assise devant la porte de la maison, habillée d'un pantalon trop large et d'un T-shirt sur lequel est écrit Euzkadi radial, un nom pour camionneur.

Pas beaucoup plus grande que les enfants qui jouent aux quemados dans la rue, en frappant avec des bâtons sur des boîtes de conserve en guise de battes et de balles. Lili a un visage bien rond, une bouche épaisse, des cheveux très noirs peignés avec application, et une frange qui couvre son front jusqu'à la racine du nez, et lui mange les sourcils. Je la reconnais tout de suite, grâce à la photo que m'a donnée Ariana, mais aussi parce que j'ai rêvé d'elle. C'est son regard que je reconnais, un regard direct, lisse, avec cette étoile de lumière qui brille dans ses iris profonds.

Je lui parle sans savoir ce que j'ai envie de lui dire. Je crois qu'à cet instant je n'ai rien à lui dire. Je dis : Mademoiselle, avec votre permission, je voudrais. Mais je ne continue pas, et elle me regarde sans étonnement. Je ne veux rien d'autre que rester debout dans son soleil, et qu'elle regarde mon ombre.

Je ne suis pas venu pour lui parler, pour échanger des noms, des adresses, des questions et des réponses. Elle ne semble pas attendre quoi que ce soit, sauf que je m'écarte de son soleil, ce que je fais, et je m'assois sur mes talons à côté d'elle, et je lui offre une cigarette. Je voudrais lui demander pardon, pardon pour tout ce que les hommes lui ont fait, pardon pour les humiliations, les rires de mépris. Pardon pour l'avoir arrachée à son pays natal, pour l'avoir livrée aux bourreaux. Pour l'inceste, le viol, la destruction. Pour avoir fait de son corps un objet à vendre. Et pardon pour en avoir fait un objet d'étude, d'avoir été complice du regard indécent des étudiants et des chercheurs, des anthropologues comme on dirait les anthropophages. Leurs mains qui sortent de leur poche le petit carnet, le petit crayon, qui déclenchent furtivement le magnétophone dissimulé dans leur sac à bandoulière. Les rires qui fusent dans la salle de garde, quand ils écoutent l'enregistrement de sa voix claire, un peu nasillarde, un peu chantante, une voix de fille de la montagne. Sa voix qui répond à leurs questions piégées, avec des mots simples, des mots innocents. Pardon pour Trigo le notaire, l'âme damnée de l'avocat Aranzas, qui tient le quartier des Parachutistes à la gorge, et qui les menace d'expulsion, de les jeter en prison, elle et sa grand-mère. Et pardon pour le Terrible, peut-être le moins terrible de tous, parce que lui ne ment pas, ne cache pas ce qu'il est, sa vraie nature, et parle d'argent sans faire de fausses promesses.

Je n'ai rien pu lui dire. Lili fume en silence, et quand elle a fini, elle écrase la cigarette du bout de sa chaussure et elle se lève pour recevoir les cadeaux que j'ai apportés pour sa grand-mère (une boîte de biscuits aux marshmallows, un litre et demi de soda, une tablette de chocolat Carlos Quinto achetés chez Don Jorge, à l'entrée du quartier des Parachutistes). Elle va au fond de la maison chercher une deuxième chaise, une toute petite chaise en bois comme celles dont se servent les Indiens, et nous restons assis au soleil.

Nous sommes plus étrangers l'un à l'autre que si nous étions nés sur des planètes différentes. Pourtant je me sens bien avec elle. Elle a commencé à me répondre, elle a une voix légère, une voix fraîche et jeune, un peu moqueuse. Elle me parle de sa grand-mère qui ne sort jamais de chez elle, qui dort le jour au fond de son alcôve, elle parle des enfants du quartier, qui travaillent à la décharge ou dans les champs de fraisiers, et que les camions viennent prendre chaque matin avant l'aube.

Je n'ose pas lui parler de la Zone, de la vie dure qu'elle connaît. Je la regarde par moments, j'essaie de lire sur son visage les traces de la violence, sur son front, dans ses yeux. Les rendez-vous avec les notables de la Vallée dans les chambres minables, les sommiers tachés, un lavabo, un miroir ébréché, une chaise en plastique où les hommes posent leur chemise et leur pantalon.

Mais c'est illisible. Le mal a glissé sur elle comme une eau sale, sans laisser de trace. Des hommes ont tenu ses hanches, se sont appuyés contre elle, des hommes ordinaires, ni pires ni meilleurs que d'autres, des hommes mariés, avec des enfants, qui vivent dans les nouvelles villas de la Glorieta, de la Media Luna, du Paraíso. Des agriculteurs, des boutiquiers. Peut-être Don Chuy que j'ai rencontré pour mon étude des sols, qui a le monopole des machines à récolter les pois chiches, l'air d'un cacique, grand et fort, la peau presque noire à force d'être resté au soleil. Trigo le notaire, l'homme à tout faire d'Aranzas, grand et maigre, avec une moustache en bataille, et qui se pique d'être le poète de la Vallée. Lili, elle, est pareille à une fleur, une fleur indienne, la fleur de mai par exemple, avec ses pétales veloutés, son parfum de vanille et de poivre, une fleur éclatante de jeunesse et de vie. Ces hommes l'ont touchée, l'ont respirée, se sont oubliés en elle. Ils lui ont pris à chaque fois un peu de sa vie et de sa jeunesse. Et elle a gardé son regard lisse, sa voix légère, son rire, son corps de femme et son visage d'enfant, son parfum de terre.

Elle s'arrête de parler, et moi je pense tout à coup que je suis pareil à ces hommes.

Je t'ai cherchée, je suis venu jusque chez toi, à cette maison qui est ton seul refuge. Je me suis assis sur une chaise à côté de toi. Je t'ai apporté des cadeaux, que tu as donnés à la vieille femme qui se cache au fond de ta maison, et que tu appelles ta grand-mère, même si chacun sait qu'elle est ton alcahueta, qu'elle t'a recueillie quand tu as fui ton père, et qu'elle t'a vendue au Terrible. Et moi j'ai été pareil à tous ces hommes, j'ai voulu respirer ton parfum, me nourrir de ta vie.

Elle m'apporte un peu de Coca dans une tasse. Je bois à petites gorgées. Des gens passent sur la route, ils nous espionnent sans nous regarder. Des gosses se sont embusqués derrière un mur. Ils crient des obscénités, et Lili leur jette des cailloux.

Puis elle s'assoit à côté de moi, les mains serrées entre ses genoux. Soudain elle me pose une question qui me fait tressaillir, elle dit seulement : « Et maintenant ? » Je ne sais pas quoi répondre. Elle me confie qu'elle va bientôt partir, qu'elle va passer de l'autre côté, aux États-Unis. Je t'imagine, Lili de la lagune, dans les rues de Los Angeles, ou dans la banlieue de Chicago, habillée en survêtement, tes cheveux coupés court et permanentés, travaillant dans un restaurant de chili con carne, ou dans une boutique de téléphones. Je t'imagine, Lili, mariée à un militaire, vivant à Denver, dans le pavillon propret d'une base. C'est assez comique.

Mais tout est mieux que ta vie présente. Je voudrais te dire : pars, j'irai avec toi. Je te suivrai là où tu iras. Nous passerons ensemble la frontière à Palomas-Colombus, en coupant à travers le désert, la nuit. Tu connais les racines qui donnent à boire et à manger, le mezcal, les baies sauvages. Moi je connais les villes, les routes, les endroits où dormir. Nous prendrons les Greyhounds, nous irons vers le nord, peut-être jusqu'au Canada.

Elle soupire, elle dit : « Peut-être qu'on me tuera avant. » Elle dit cela sans changer de voix, sans excès dramatique. Cela sonne plus vrai. Je lui dis : « Personne ne te tuera là-bas. » Je voudrais ajouter, mais je n'ose pas : parce que tu es immortelle. Elle n'aurait pas compris.

Nous restons assis sur nos chaises, sans nous toucher, sans parler. Les camions reviennent des champs, dans des nuages de poussière. Ils débarquent les enfants, les femmes aux visages masqués par des foulards. Ils me regardent, ils doivent croire que je suis un de ces hommes qui volent les enfants et enlèvent les jeunes filles pour les vendre en esclavage.

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