Jean-Marie Le Clézio - Ourania

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« Quand j'ai compris que Mario était mort, tous les détails me sont revenus. Les gens racontaient cela en long et en large à ma grand-mère. Mario traversait le champ, un peu plus haut, à la sortie du village. Il cachait la bombe dans un sac, il courait. Peut-être qu'il s'est pris les pieds dans une motte de terre, et il est tombé. La bombe a explosé. On n'a rien retrouvé de lui. C'était merveilleux. C'était comme si Mario s'était envolé vers un autre monde, vers Ourania. Puis les années ont passé, j'ai un peu oublié. Jusqu'à ce jour, vingt ans après, où le hasard m'a réuni avec le jeune homme le plus étrange que j'aie jamais rencontré. »
C'est ainsi que Daniel Sillitoe, géographe en mission au centre du Mexique, découvre, grâce à son guide Raphaël, la république idéale de Campos, en marge de la Vallée, capitale de la terre noire du Chernozem, le rêve humaniste de l'Emporio, la zone rouge qui retient prisonnière Lili de la lagune, et l'amour pour Dahlia. » J.M.G. Le Clézio.

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« Je ne parle pas la langue de Campos. À ce moment-là, je ne parle la langue de personne. Je suis enfermé dans des murs invisibles. Dans les institutions religieuses où le gouvernement m'avait placé, ça n'allait pas. J'ai blessé et battu, j'ai insulté et maudit. En prison, mon père a entendu parler de ce refuge, d'un maître indien, un Choctaw qui guérit la folie. C'est ainsi qu'il a décidé de venir à Campos. C'est le dernier endroit. Mon père doit retourner à Rivière-du-Loup, pour purger sa peine de prison, et aussi l'alcool qui le ronge.

« Le vieil homme m'a fait un lit dans la chambre de sa maison, une natte de paille et une couverture. Mon père est resté dans la chambre, le dos appuyé contre son sac. Il doit repartir, remonter vers le nord. Il regarde droit devant lui, sans parler, mais sa respiration siffle toujours. Je pense qu'il mourra avant d'atteindre Rivière-du-Loup.

« Après, le vieil homme a soufflé la lampe à pétrole. Cette nuit-là, il est tombé une pluie douce sur les feuilles du toit. L'eau goutte dans le bidon devant la porte. J'écoute la pluie avant de m'endormir. Ça fait un bruit qui calme et berce comme une chanson qui vous endort.

« Le lendemain matin, je suis sorti de la maison dès que j'ai ouvert les yeux. Mon père a décidé de rester quelques jours, avant de repartir vers le nord.

« Je regarde autour de moi. Le soleil n'est pas encore levé, mais le ciel est déjà clair.

« Le vieux Jadi n'est pas là. Déjà tout s'active dans le village.

« La maison où j'ai passé la nuit est en haut du village, près d'un ruisseau presque à sec. Je regarde les rangées de maisons, avec les rues bien dessinées, cela fait des sortes de balcons au-dessus de l'église en ruine. De l'autre côté, au-delà du mur d'enceinte, je vois une vallée brumeuse, et les volcans. Les montagnes font une barrière, certaines sont couvertes d'arbres, d'autres sont pelées, la montagne derrière Campos s'appelle le mont Chauve.

« Une route empierrée conduit au centre du village, vers la grande tour que j'ai aperçue en arrivant. A côté de la tour, il y a une grande maison de terre avec un toit de feuilles, c'est là que se réunissent les habitants. En haut, et sur le côté ensoleillé du village, sont les champs. Du maïs et des haricots, un carré de canne, et les vergers de manguiers et d'orangers. Plus haut, au pied du mont Chauve, je reconnais les étables : de grandes bâtisses sans fenêtres, entourées d'une barrière de pierres sèches. Les vaches sont en train de manger du fourrage. Je n'en ai jamais vu de semblables : elles sont petites, couleur de terre, elles ont une bosse et de grandes cornes. »

« La seule chose qui me préoccupe à cet instant, c'est manger. Avant d'arriver à Campos, la veille, j'ai partagé avec mon père le dernier morceau de pain du voyage. Je me laisse guider par une odeur de fumée qui provient d'une grande maison au milieu du camp. Je vois des gens qui se dirigent vers cette maison qui est la cuisine commune à tous les habitants de Campos. Sur une grande table le repas est servi, et chacun remplit son écuelle de bois et va s'asseoir par terre, ou sur des chaises basses. Je crois que je n'ai rien mangé d'aussi bon depuis longtemps. Des fruits, des légumes crus, et des sortes de pains de maïs cuits dans une feuille verte, qui sont faits par une femme indienne du nom de Marikua, et qu'on appelle des curindas. Langue de Campos. Pour finir, des haricots, du miel mêlé à des morceaux d'alvéoles. C'est alors que j'ai bu pour la première fois l'eau de la plante nurhité, dont je te parlerai plus tard. Ils en font aussi de la bouillie qui s'appelle dans leur langue nurhité kamata, mais c'est pour certains soirs seulement.

« J'ai mangé à table avec d'autres enfants plus jeunes que moi, car ici, à Campos, les enfants ont le pas sur les adultes et occupent partout les places de choix. Nous étions au centre de la maison commune, à l'abri du toit de feuilles. A chaque bout de la maison se tiennent les adultes, et un peu à l'écart, assis dehors au soleil sur une chaise basse, j'ai vu Anthony Martin, celui qu'on appelle le Conseiller.

« A Campos, beaucoup d'enfants n'ont pas de parents, soit qu'ils aient été mis là en pension, soit qu'ils aient été abandonnés, et certains ont même été sortis de prison et ont trouvé ici un refuge. D'autres sont là avec leur mère, comme Yazzie et Mara, ou bien les jumelles (Bala, Krishna). Mais à Campos il n'y a pas de parents, cela je l'ai appris ensuite. Ce sont les enfants qui choisissent la maison où ils dorment, pour retrouver leurs amis, ou pour en changer. Les adultes ne sont que les gardiens, pour les protéger et les aider, mais ils ne peuvent exercer aucune autorité. Les frères et les sœurs aînés sont les vrais parents, qui les accompagnent partout, les conseillent, les réprimandent en cas de besoin. Et les adultes ne cessent pas d'apprendre, ils doivent aussi participer à l'enseignement. Comme je te l'ai déjà expliqué, il n'y a pas d'école à Campos, c'est le village tout entier qui est une grande école.

« Au cours de mon premier repas à Campos, j'ai parlé avec un garçon de mon âge qui s'appelle Oodham. C'est son surnom, car ici personne ne vous appelle par votre vrai nom. Avec lui je peux parler, car la plupart des habitants de Campos parlent une langue particulière, où plusieurs langues se mélangent. Personne ne sait la langue de mon père, la langue innue. Oodham parle un peu le français, et aussi l'espagnol, avec un fort accent (cependant pas plus fort que le mien). Il m'explique l'emploi du temps à Campos, il me dit qu'il doit s'occuper de moi. Il me dit qu'il sera mon tuteur — car ici à Campos, un enfant peut être le tuteur d'un autre enfant, et même, si le cas se présente, d'un adulte.

« “Là-haut, me dit-il en me montrant les champs, c'est l'enseignement du matin. Et là-bas, dit-il en désignant la tour en briques rouges, c'est l'enseignement du soir.

« — L'enseignement du soir ? Mais qu'y enseigne-t-on le soir ?

« — La vie, on y enseigne la vie. A Campos on n'enseigne rien d'autre que la vie.”

« Je n'ai pas le temps de poser d'autres questions. Sans le moindre signal, son de cloche ou claquement des doigts, tous les enfants se lèvent, ramassent les écuelles et vont les laver à la pompe, à tour de rôle. Les adultes se dirigent vers les plantations. »

« À Campos il n'y a pas de travail. Il n'y a pas de loisirs non plus.

« L'enseignement ne se fait pas dans une maison fermée, comme à Rivière-du-Loup. Il n'y a pas non plus un maître d'école debout sur une estrade qui parle en latin, ou qui écrit des chiffres sur un tableau noir. Ici, on enseigne en conversant, en écoutant des histoires, ou même en rêvant, en regardant passer les nuages.

« Chacun enseigne ce qu'il sait. Certains enfants deviennent des maîtres. Ils enseignent ce qu'on sait encore quand on est un enfant, et qu'on oublie en grandissant. Les petits ne voient pas les choses de la même façon. Ils ne pensent pas de la même façon. Ils ne sont pas occupés par les mêmes soucis. Pour eux la journée est longue comme une année, et le village de Campos est grand comme un pays. Ils sont des fourmis, c'est Jadi qui nous explique cela. Il les appelle ses fourmis, ses abeilles, ses colibris. Il dit que nous devons tous apprendre à être petits pour devenir des humains. »

« Tout le monde ne fait pas le même travail. Les hommes et les femmes ne font pas les mêmes travaux.

Les hommes font les travaux de force, ils coupent le bois, ils épierrent les champs. Quand je suis arrivé, le maïs venait d'être coupé, les hommes égrènent les épis avec leurs mains, les femmes nettoient les feuilles pour faire cuire les curindas et des gâteaux de maïs sucré qu'on appelle uchepos. Langue de Campos. »

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