« Daniel, je ne peux plus rester avec toi. » Je ne lui ai rien demandé, elle a dit : « Tu vas être en colère, tu vas m'en vouloir. » Je n'ai pas osé répondre que rien de ce qu'elle faisait ne pouvait me mettre en colère. J'ai pensé qu'elle ne comprendrait pas, qu'elle prendrait cela pour de l'indifférence, du je-m'en-foutisme. Pourtant c'était tout le contraire, car je l'aimais.
Cela se passait l'après-midi, je travaillais à la bibliothèque de l'Emporio sur un relevé pédologique de la Vallée. Quand il faisait chaud, il n'y avait personne à l'Emporio, j'avais l'impression d'être le seul chercheur. Je suis resté, le crayon suspendu au-dessus de la carte.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? — C'est Hector. Thomas Moises l'a invité à l'Emporio, pour qu'il témoigne de la situation au Salvador, pour qu'il parle de Monseigneur Romero, de tous les prêtres assassinés. » Elle a ajouté, parce que dans son esprit ça devait justifier le reste : « Fabio sera là, je pourrai rester tout le temps avec lui. »
D'un seul coup, j'ai été étonné de ressentir de l'impatience, de la colère, de la jalousie presque. J'entendais un sifflement dans mes oreilles. J'avais l'impression d'une chute vertigineuse.
Je ne pouvais rien dire. Je n'avais rien à dire. C'était entendu dès le commencement que nous n'avions aucun droit l'un sur l'autre. Que nous avions été réunis par le hasard. Que Dahlia n'était pas amoureuse de moi, qu'elle était toujours unie à Hector, malgré le divorce, malgré les tromperies, malgré tout le mal qu'ils s'étaient fait. Et ce garçon de trois ans, Fabio, dont elle m'avait montré cent fois la photo, ce garçon qui lui ressemblait, les mêmes grands yeux noirs, les mêmes cheveux bouclés, cuivrés. Un jour, pour rire, je lui avais dit que Fabio, c'était le Niño Avilés, l'enfant prophète qui guide les marrons dans le roman d'Edgardo Rodríguez Juliá. Dahlia s'était mise en colère : « Je t'interdis, tu entends ? Je t'interdis absolument de parler de mon fils en quoi que ce soit ! » Sa voix sifflait, ses yeux brasillaient comme ceux d'une chatte furieuse. « Je t'interdis de prononcer son nom, seulement son nom ! Il n'y a que moi qui ai le droit, tu comprends ? »
Soudain j'étais devenu son ennemi. Je me souvenais de la réaction d'Ariana Luz quand j'avais attaqué Garci Lazaro, à la colline des anthropologues.
Peut-être que c'est cela qui sifflait dans mes oreilles et me donnait le vertige. Ma solitude. Le sentiment du vide, du très grand vide de mon existence.
J'ai rencontré Lili.
Je n'étais pas retourné à la Zone. On pouvait très bien vivre dans la Vallée sans se soucier de ce no man's land du vice et de la pauvreté. Moi j'ai toujours détesté le tourisme voyeur, ces incursions des petits-bourgeois des beaux quartiers dans les bidonvilles et les allées à putes des zones de misère. Les gosses du Texas et de la Californie qui vomissent chaque printemps leur dernière année de lycée dans les bars de Juárez, de Nogales, de Tijuana. Les touristes quinquagénaires venus d'Italie, de France, de Suisse pour tenter leur chance dans les pays imaginaires où ils espèrent que leur fric pourra leur permettre d'acheter la petite fille ou le jeune garçon qu'ils ont rêvé de violer dans leur ville. Ou simplement ces écrivains qui croient qu'un verre de bière bu sur la table crasseuse d'un tripot, dans l'air alourdi, dans le fracas des autocars déglingués, et la musique éraillée d'un juke-box à Cuba, à Manille, à Tegucigalpa, c'est ça, la vie.
Par Ariana Luz j'ai su où elle habitait.
J'étais toujours à la bibliothèque de l'Emporio, en train de feuilleter le Boletín de la Cuenca del Tepalcatepec pour recopier les cartes. Nous avons parlé de choses et d'autres, elle a tenu à m'apporter une précision : « Tu sais que Léon Saramago a laissé tomber l'enquête sur la Zone ? » J'ai dit sans conviction : « Ah ? Et pourquoi ? » Ariana me regardait de ses yeux méchants. « C'est toi qui le demandes ? Après ta sortie contre eux ? » J'étais étonné qu'elle puisse croire que j'aie eu la moindre influence. « Je ne te crois pas », ai je dit. Ariana a haussé les épaules : « L'hypocrite ! » Puis elle a raconté brièvement, à voix basse, comme si c'était un secret : « C'est Saramago, il est tombé sur un os, tu vois, avec Garci il voulait enquêter dans le quartier où vit cette fille, Lili, et ils sont allés là-bas deux ou trois fois, chez les Parachutistes à Orandino, quelqu'un a dû en parler, c'est arrivé à l'oreille de l'avocat Aranzas, il a dû avoir peur, il a dû se sentir menacé, et c'est Thomas Moises lui-même qui a dit que ça suffisait, que ça devenait, que ça pouvait avoir des conséquences politiques, il a dit à Garci Lazaro et à Léon Saramago que l'Emporio n'avait pas les moyens de se faire des ennemis, surtout Aranzas, et ils ont laissé tomber l'enquête, voilà, il n'y a plus de zone rouge, plus de liliana, le Terrible est intouchable. »
Je ne pouvais pas dire que la nouvelle me faisait énormément de peine.
J'ai demandé à Ariana : « Tu as l'adresse de cette fille, Lili ? »
Elle m'a regardé d'un air ironique : « Pourquoi, toi aussi tu veux la rencontrer ? »
J'ai fait semblant de ne pas comprendre l'allusion, j'ai dit : « Moi, je ne suis pas aux ordres d'Aranzas, je ne fais pas partie de l'Emporio. Je suis quelqu'un de passage, ça n'a pas d'importance. »
Ariana a semblé apprécier l'argument J'ai même cru percevoir une lueur d'amusement sur son visage sévère. « Après tout, ça n'est un secret pour personne. »
Elle m'a expliqué. Elle y était allée une fois, pour accompagner Garci. C'est au bord du canal, à côté de l'unique épicerie du coin. « Elle habite là. Une cabane plutôt sordide. — Elle vit avec un homme ? — Quand j'y suis allée, elle était avec une vieille femme, Doña Tilla, qu'elle appelle sa grand-mère, c'est tout ce que je peux dire. »
Ariana continuait à me regarder d'un air dubitatif.
« Tu vas vraiment y aller ? Tu sais, ce sont des gens dangereux, le quartier aussi. Peut-être que tu devrais demander à quelqu'un de t'accompagner. A Dahlia Roig, par exemple. » J'ai constaté que dans cette petite ville tout se savait. Un bref instant, cette pensée m'a irrité, et l'instant d'après je m'en foutais.
J'ai ricané : « Ça serait une descente de police, moi ça n'est pas pour écrire un article que j'ai envie de voir cette fille. » Ariana a répliqué : « Ah bon, et c'est pour quoi ? » Elle s'est reprise aussitôt : « Excuse-moi, je dis des idioties. Toi tu n'es pas comme ça. » Je ne savais pas si de sa part c'était flatteur, ou condescendant.
Ariana a fouillé dans son sac, elle en a tiré une photocopie pliée en quatre. J'ai vu une fille en petite tenue, serrée dans les bras d'un homme plus âgé, coiffé d'un chapeau texan, son visage dur marqué par l'acné. Lili avec le Terrible. Elle m'a dit : « Tiens, garde-la, je n'en ai plus besoin. »
Quand Ariana est partie, je suis resté seul devant les cartes et les revues, et je me suis demandé pourquoi je voulais tant rencontrer cette Lili, pourquoi j'étais allé un soir au jardin Atlas me tourner en ridicule devant toutes ces filles. J'inventais quelque chose de secret, de ténébreux dans ce jardin éclairé au néon, avec la musique des cumbias, les lumières rouges et jaunes qui luisaient entre les arbres et creusaient les orbites des filles en tête de mort et faisaient de leurs bouches des blessures.
Lili, Lili de la lagune, Lili au visage lisse d'enfant, aux seins boudinés dans son corsage trop étroit, Lili au regard en gouttes d'obsidienne, Lili venue du fond des montagnes, de Yalalag, d'Oaxaca, Lili que j'ai rencontrée devant la hutte de briques sans mortier au toit de tôles, au bord de la lagune d'Orandino, j'ai imaginé qu'elle m'attendait, qu'elle savait que je devais venir.
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