Soudain, les jeunes jaillirent tous ensemble de la maison, ils grimpaient dans le car où le chauffeur sommeillait en attendant le départ. Ils voulaient faire une promenade, faire n’importe quoi, on n’allait pas se séparer comme ça…
— Vous remarquerez, disait M. Donelle, qu’à côté de ce Coin du Bois , il n’y a pas de bois ! Et pas âme qui vive dans la journée ! Nous n’avons pourtant pas loué toute la maison, et l’entrée n’en était pas interdite aux personnes étrangères à la noce…
Le car démarrait… Les départs commençaient à s’organiser. M me Donzert, morte de fatigue, remerciait l’ami de Daniel qui voulait bien ramener toute la famille, M. Georges, Cécile et son Jacques, à Paris. Le pharmacien allait maintenant dans l’autre sens, il rentrait chez lui, au village. Cécile et Jacques n’avaient pas voulu monter dans le car avec la jeunesse. Cécile n’était pas en train, semblait fatiguée, et Jacques, un grand gaillard sombre, ne disait rien… Clair que ces deux-là s’étaient disputés.
— On a passé une journée merveilleuse… — M me Denise montait dans la voiture rutilante de son ami : — Où est Ginette ?… Eh bien, tant pis… Je suis sûre qu’elle se débrouillera…
Il ne restait plus que la vieille Citroën de M. Donelle.
— Pépé ! il y a la lune ! dit la petite aux cheveux noirs flottants…
Martine sera-t-elle une autre fois dans sa vie heureuse comme elle le fut ce soir, cette nuit, et le lendemain encore… Ce bonheur n’était pas à crédit, comme l’appartement et la quatre-chevaux, ce bonheur ne devait rien à personne. Ou, plutôt, elle l’avait payé elle-même pendant tant et tant d’années que maintenant il lui appartenait, on ne pouvait plus le lui reprendre.
Ils avaient traversé des pays qui leur paraissaient étranges, parce qu’ils surgissaient soudain au sortir des baisers et des arbres. Ils n’avançaient pas vite, même lorsqu’ils avançaient, parce que Daniel conduisait d’une main, il ne savait peut-être pas danser, mais il savait conduire, les maris savent conduire, hein, Martine ? et vous embrasser… La vallée de la Seine autour d’eux était sonore comme le sont les maisons neuves, sans meubles, ou alors ne serait-ce pas là un autodrome, un vélodrome ? De temps en temps, il venait sur eux comme un bruit de course, le vent ou un peloton de coureurs… ou peut-être était-ce la trépidation d’une usine ? Mais cela se résolvait, s’éloignait, sans avoir apparu. Ils roulaient au-dessus du fleuve, puis s’enfonçaient dans les bois, et en sortaient pour se trouver à un autre coude de la Seine… Elle les tenait, les ramenait à elle. Pour Martine c’était un vrai voyage, elle qui n’avait jamais rien vu d’autre que son village et Paris, elle se sentait ici, à une centaine de kilomètres de Paris, merveilleusement dépaysée, tant ce grand ciel clair et implacable ressemblait peu à son ciel familier.
Ils soupèrent dans le jardin d’un hôtel isolé dans la campagne, quelque part près de Louviers. Il était plus de dix heures du soir, mais le temps était si doux, à rester dehors sans fin… Les couples, autour des petites tables sur la pelouse, avec la lumière dans les arbres… Les vestes des maîtres d’hôtel et les nappes trouaient la nuit d’un blanc violent. Ici personne ne s’étonne jamais qu’on arrive à n’importe quelle heure. Martine et Daniel, avant de se mettre à table, marchaient dans le parc de l’hôtel… les allées, les « pas japonais » qui les menaient à des groupes d’arbres, à des bosquets… voici une pièce d’eau, et la blancheur des cygnes faisait penser aux vestes des maîtres d’hôtel, aux nappes…
— Viens, ma douce… Le champagne doit être froid et le lit bien chaud…
Martine était soûle de bonheur, et elle se mit à rire comme une folle, parce que sur la table préparée pour eux, si bien ordonnée, servie, fleurie, une pie se promenait ! Une vulgaire pie noire, qui était en train de mettre son bec partout, et lorsque le garçon tenta de la chasser, la pie se mit à pousser des cris de mégère, attrapa la nappe dans son bec et tira dessus… Toute une affaire pour la chasser ! Le patron s’approcha, le sourire complice :
— Cet oiseau est insupportable, dit-il, mais il amuse tant les clients ! Et nous aussi ! On s’y est attaché… Il faut seulement le surveiller… il vient de boire un alcool à la menthe, à la table, là-bas… Et il emporte tout ce qui brille, méfiez-vous, Madame !
Daniel regardait rire Martine et trouvait que la pie était un oiseau fantastique. Ils ne mangèrent pas beaucoup, bien qu’ils n’eussent déjà pas mangé à déjeuner, mais ils avaient soif, et les narines de Martine frissonnaient de ce champagne qui les chatouillait et les piquait…
— Ah, faisait-elle, ah… Cette pie noire et voleuse… Quand j’étais encore Martine-perdue-dans-les-bois, ma mère, la Marie, m’appelait une pie noire et voleuse, parce que je fauchais tout ce qui était lisse et brillant !.. Les billes de mes petits frères… ça me faisait un plaisir ! de les tripoter dans la poche de ma blouse… Ma mère criait : une pie noire et voleuse ! Et tous les petits frères reprenaient en chœur : une pie ! Et voilà qu’on me met une pie sur la table, la nuit de mes noces, on me met une pie dans mon Champagne ! Crevant !
— Crevant n’est pas le mot, je t’assure, mon Martinot, — Daniel versait à boire, — une pie, ce n’est ni crevant, ni impeccable… c’est une sorcière comme toi… Donne-moi tes petites mains, Martine…
— C’est une mégère, — Martine mit ses mains sur les paumes ouvertes de Daniel qui se refermèrent sur elles, — elle ne connaît pas les mots interdits, elle hurle les mots qu’elle veut… La pie est furieuse. Je vais attraper la nappe dans les dents et tirer dessus !..
— Je te tiens…
Daniel tenait les mains de Martine, solidement, et ils oublièrent ce qui montait en eux comme une soupe, pour se noyer dans les yeux l’un de l’autre.
À d’autres tables, on se disait d’autres contes… Des couples venus ici dans ces grosses voitures qui les attendaient au fond du vaste garage, brillant dans les pénombres de leur vernis impeccable, les hommes avaient de quoi se payer la voiture, la femme, et les poulets froids en gelée, et le vin de l’année délicieuse. Tout ici était agrément, fraîcheur, plaisir… les femmes belles, les hommes au moins soignés… La seule personne de mauvaise humeur était la pie. Martine et Daniel se levèrent.
Une chambre minuscule, toute tapissée d’une étoffe à fleurs, claire, moelleuse comme un œuf… La fenêtre s’ouvrait sur le ciel et les parfums de la nuit.
Le matin, ils découvrirent devant eux une pelouse, et plus loin, à l’infini, la verdure des champs, la campagne sans une bâtisse… Martine à nouveau éprouva un bonheur aigu devant l’excellence du déjeuner, les tasses fines, les petits pots de confitures cachetés, les toasts, croissants… Et il y avait des roses sur le plateau, une attention de la maison. Martine les serra contre sa chemise, pas du nylon, de la soie pure : pour sa nuit de noces, Martine avait voulu de la soie et des dentelles…
— Dieu, ce que tu es belle ! — dit Daniel, la regardant stupéfait, comme on est stupéfait, lorsqu’on se lève matin, de la beauté d’un jardin avec les oiseaux et la rosée, et qu’aucun regard n’a encore touché à ces fleurs, ces rayons, de soleil, avec la fraîcheur de la première respiration… — Dieu, ce que tu es belle ! — répéta Daniel, et il se regarda dans la glace étroite.
Il se regardait dans la glace étroite et il se disait à lui-même : « Cela finira mal, Daniel », les yeux dans les yeux du Daniel de la glace, un Daniel en pantalon de pyjama, le torse nu, jeune, fort, et à vingt-quatre ans quelques rides sur le front… Les yeux dans les yeux, les deux Daniel se regardaient avec ces yeux qu’ont les hommes qui regardent pousser les plantes avec attention et patience, qui voient le ciel et la terre d’où viennent la vie et la splendeur, les deux Daniel hochèrent la tête et le vrai Daniel se tourna vers Martine :
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