— Du cousu main, ce qu’ils ont fait là… — M. Donelle mit sa main en visière. — J’essaie de t’intéresser à la question, Martine… Il faut bien, puisque d’une façon ou d’une autre Daniel s’occupera des roses… Un membre de la famille Donelle qui ne s’intéresserait pas à la culture des roses, cela ne s’est encore jamais vu !.. Tu iras bien voir tout de même comment les hommes là-bas greffent ces quelques milliers de petits églantiers ? L’incision au pied, la pose de l’écusson, la ligature… c’est petit, c’est délicat… aussi délicat que d’enlever les petites peaux autour de l’ongle ! Cela nourrit aussi mal… Et ton mari qui est une tête brûlée, au lieu de se contenter du pain quotidien que lui donnent ces rosiers, s’est fait chercheur d’or… Créer des roses nouvelles revient aussi cher qu’une écurie de courses ! Et si encore il voulait se contenter de ce que nous savons, nous qui vivons avec les roses… non, il lui faut les chromosomes, les gènes et tout le saint-frusquin, pour arriver à quoi ?… Peut-être bien à rien du tout !
— Tu dois ton commerce à grand-père. — Daniel avait une voix non pas blanche, mais jaune, une voix de bile. — Tu n’aurais pas ton pain quotidien, s’il n’y avait eu d’abord un chercheur d’or : grand-père…
Martine, saisie, regardait Daniel. Elle savait que cette question de la création de roses nouvelles était une question malade entre eux, mais elle ne savait pas que c’était aussi grave. M. Donelle, cet homme si agréable, un peu vif d’allure, exubérant, comme pressé, même dans la parole abondante, précipitée, coupée de petits rires, et Daniel, le trapu, le robuste, avec son rire tout intérieur, silencieux, ils ne se ressemblaient guère, mais ils s’aimaient… Alors, qu’est-ce qui se passait ?
— Grand-père s’amusait sur des rosiers qui ne lui coûtaient pas cher… Et les polyanthas qu’il a créées, c’était un gros lot qu’il avait gagné… intuition et hasard… Tes hybrides, à toi, c’est une distraction pour les rois, mon fils ! Si tu as de l’influence sur lui, Martine, tu lui feras peut-être passer son goût de la génétique… Il m’abîme très scientifiquement mes meilleurs rosiers, il en fait des sujets d’expérience… Ah, je t’assure que j’aurais préféré qu’il joue aux cartes, à la roulette ! Au moins, il n’abîmerait pas la marchandise !
— Père… — Daniel était rouge foncé — père, je ne sais pas ce qui te prend… Qu’est-ce qu’il t’a raconté hier soir, Bernard ? Qu’est-ce qu’il a fait ?… Viens, Martine, tu vas attraper du mal…
Daniel mit sa main sur le bras frais de Martine, et à la pression de ses doigts qui laissèrent des taches blanches sur la peau, elle sentit sa rage…
On se verra à déjeuner ! leur cria M. Donelle.
Martine suivait Daniel dans le sentier, parmi les herbes folles. Le dos athlétique de Daniel, sa nuque déjà hâlée, la tête ronde aux cheveux coupés ras… quelle tendresse elle avait pour cette tête ronde…
— Écoute, vraiment ! — disait-elle à ce dos… Elle était conciliante et raisonnable.
Les chiens les reçurent par un ensemble d’aboiements mal orchestrés : ils ne connaissaient pas encore Martine, bien sûr, depuis la veille qu’elle était là… Les canards, les poules ne se dérangèrent pas pour si peu. À la porte de la cuisine, Daniel dit : « Je vais faire un tour… », et elle n’insista pas.
La cuisine était vide et vivante : le couvercle dansait sur un grand chaudron, la vapeur blanche s’en allait sous la hotte, les mouches zézayaient au-dessus de la table et venaient se coller aux bandes suspendues ici et là, déjà lourdes et noires de cadavres. Martine monta dans sa chambre, celle de Daniel… Ici, il faisait frais, le store était baissé, le dessus de lit net et bien tiré. Les mouches étaient toutes en bas. Une autre fois, elle ne mettrait pas de souliers blancs pour traverser la cour ; le père de Daniel leur avait fait faire le tour, par la porte donnant sur la route et le chemin qui passait sous la fenêtre de la chambre de Daniel, longeant le mur de la ferme, extérieurement, le chemin des clients, il avait plus d’usages que Daniel. Daniel, cela lui était égal de la faire patauger avec les canards. Martine changea de souliers, se refit une beauté… En entrant ici, elle se sentait inquiète, mais cette pièce semblait si silencieuse et paisible que Martine se laissa gagner par son calme. Derrière la fenêtre, le colza faisait onduler ses pépites d’or. Le père Donelle avait appelé Daniel chercheur d’or. Et s’il en trouvait ? Elle aurait voulu poser des questions à Daniel… Comment un rosiériste peut-il trouver de l’or ? Qu’est-ce que l’or des rosiéristes ? Ça l’agaçait que Daniel fût parti « faire un tour ». Il voulait être seul avec sa colère. Des voix en bas… Martine jeta un coup d’œil dans la petite glace au mur : il faudrait changer de rouge à lèvres, celui-ci commençait à paraître trop mauve pour sa peau brûlée…
C’était le clac-clac de ses talons dans l’escalier qui avait fait s’éteindre les voix… Elle s’arrêta sur la dernière marche, curieuse et gênée : il y avait une dizaine d’hommes, en pantalon bleu plein de terre, tricot Rasurel, des bras de bronze, des mains striées de noir… Ceux qui étaient déjà assis autour de la table se levèrent à son apparition…, d’autres venaient de la cour, des sillons de peigne mouillé dans les cheveux, s’essuyant les mains…
— Je ne te présente personne, — dit M. Donelle, le seul en pantalon kaki, bras de chemise et bretelles, — c’est trop long… C’est la jeune mariée, les gars, M me Daniel Donelle… Elle est belle, hein ?
On rit. On la trouvait belle, c’était clair, on aurait été difficile… Dominique et les deux gosses firent heureusement diversion, cela devenait gênant. M. Donelle dit à Martine de venir s’asseoir auprès de lui. La mère-aux-chiens apportait un plat de viande, les hommes sortaient leurs couteaux. Daniel n’était pas là et Martine ne pensait qu’à cette absence. Dès le premier jour… Mais personne n’y fit allusion, personne ne semblait s’apercevoir qu’il n’était pas là. Ils discutaient :
— Tu parles d’un travail… Qu’est-ce que c’est que les cochons qui vous ont planté les églantiers, patron ? Des tordus ! Oui, des tordus, les églantiers et ceux qui les ont plantés… Une perte sèche de vingt pour cent pour vous, patron…
Celui qui parlait était un petit bonhomme à la moustache jaune de tabac.
— Laisse tomber, fit le gaillard à côté de lui, et fous-nous la paix. Il versa au vieux du rouge, négligemment, comme on jette un mouchoir. En fait, le gaillard était celui qui leur avait ouvert le portail, la veille, avec des cheveux blond-argent.
— On a fait un chopin avec Mimile, cria de l’autre bout de la table un petit rigolard, il a des bras de singe, jamais vu ça ! Quand il est plié en deux, ses mains se baladent cinquante centimètres plus bas que les pieds !..
— Je m’en arrange, dit Mimile, dix-huit ans, pas plus, du duvet sur les joues, on en mangerait. Lui, mangeait son bifteck avec un appétit dévorant.
— Je vous dis, patron, reprit le moustachu, des tordus… Qui donc a surveillé le travail chez vous ? Les plants n’ont pas été serrés. Vous n’avez donc personne pour passer derrière les gars ? Après, si la greffe ne prend pas, vous allez dire que c’est de notre faute…
— C’est pas le genre de la maison, — M. Donelle versait à Martine du rosé pendant que les autres buvaient du rouge, — on note, bien sûr, mais on se fait confiance aussi… On voit que tu es nouveau ici… D’ailleurs, ne t’en fais pas, j’ai moi-même marqué le nom des planteurs, et Pierrot marque le nom des greffeurs, hein, Pierrot ?… Comment on faisait là où tu étais avant ? Ici, c’est à la bonne franquette…
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